Expositions

Miquel Barceló, « Sol y Sombra »

musée Picasso / Bibliothèque nationale de France

Figure majeure de la scène artistique contemporaine, Miquel Barceló est l’invité d’une double manifestation organisée conjointement par la Bibliothèque nationale de France et le musée Picasso. Dans chacun de ces deux lieux, l’artiste a créé une œuvre emblématique et monumentale qui vient illustrer le propos de l’exposition.

Mur de tetes, 2016, detail

Mur de têtes, 2016, détail

 C’est la première fois depuis la réouverture, en 2014, de l’Hôtel Salé, qui abrite le musée Picasso au cœur du Marais, qu’un artiste contemporain est invité à y exposer. Occupant tout le sous-sol du bâtiment, l’exposition rassemble une sélection de peintures, sculptures, céramiques et œuvres sur papier réalisées depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui.

La commissaire et conservatrice du musée Emilia Philippot a établi avec l’artiste un parcours axé sur le thème des ateliers, qui permet de dégager les affinités manifestes entre Barceló et le maître espagnol.

Né à Majorque en 1957, Miquel Barceló est, comme Picasso, de nationalité espagnole, mais il se considère avant tout comme un «Catalan d’Outre-Mer ». Partageant son temps entre son atelier parisien et ses deux ateliers majorquins, il a dû renoncer, en 2011, du fait de la situation politique, à séjourner au Mali – à Cogoli, en pays dogon – où il passait chaque année plusieurs mois depuis 1988. Il reste néanmoins profondément attaché à ce pays, qui a été pour lui comme un second berceau. Il est aussi viscéralement lié à son île, partageant avec Picasso un amour puissant pour la Méditerranée.

Comme son aîné, Barceló maîtrise avec brio un large éventail de pratiques artistiques qu’il bouscule sans ménagement : sculpture, céramique, peinture, gravure et dessin font partie de son champ d’expérimentation. Il en explore les limites, les transgresse et les réinvente constamment, en commençant par la matière même de ses peintures, qu’il fabrique depuis ses débuts, y intégrant diverses substances organiques dont il observe la détérioration et le vieillissement.

Il compare d’ailleurs l’acte de peindre à la préparation d’une soupe dans laquelle on peut tout mélanger et que l’on remue tant qu’elle n’est pas cuite – tant que la peinture n’est pas sèche. Il malaxe, triture la texture épaisse, coulante ou pâteuse de certains tableaux, il en déforme la surface, y créant bosses, boursouflures, craquelures…

Cloques d'Anou, 2010, suie sgraffiée et fixée sur toile, 175,2x210 cm © Isabelle Henricot

Closques d’Anou, 2010, suie sgraffiée et fixée sur toile, 175,2×210 cm © Isabelle Henricot

Ce rapport très physique à la matière, si caractéristique de son œuvre, résonne en écho aux propos tenus par Picasso sur son propre travail : « Je suis comme un fleuve qui continue à couler, roulant avec lui les arbres déracinés par le courant, les chiens crevés, les déchets de toute sorte et les miasmes qui prolifèrent. J’entraîne tout cela et je continue. » Et Picasso d’ajouter : « Je mets dans mes tableaux tout ce que j’aime. Tant pis pour les choses, elles n’ont qu’à s’arranger entre elles. »

Pour Barceló, la peinture s’apparente à un langage archaïque, à une pulsion puissante venue du fond des âges et toujours vivace. Quelque chose qui tient de l’animalité, avec laquelle il entretient une relation très forte. C’est d’ailleurs à quatre pattes sur sa toile qu’il peint ses tableaux, « comme un poulpe », un animal qu’il évoque souvent comme une métaphore du peintre, capable de se nourrir de sa propre chair et de se régénérer. Il s’identifie volontiers aux animaux qu’il représente : singes, cochons, cabris… Ainsi du portrait du gorille albinos qui ouvre le parcours de l’exposition.

Floquet de neu, le gorille albinos, 1999, Technique mixte sur toile, 230x200cm ©isabelle henricot

Floquet de neu, le gorille albinos, 1999, technique mixte sur toile, 230x200cm © Isabelle Henricot

 L’animalité, l’atelier ou la tauromachie sont des thèmes récurrents chez Barceló comme chez Picasso. Les deux peintres partagent également une fascination pour l’Afrique – Picasso à travers ses fétiches, Barceló par les longs séjours qu’il a effectués au Mali entre 1988 et 2011, qui ont eu une influence déterminante sur son travail. Tous deux se réfèrent à des maîtres comme Rembrandt et Goya ou à des peintres plus récents comme Van Gogh et Gauguin.

La Suerte de matar, 1990, technique mixte sur toile, 200x203 cm © Isabelle Henricot

La Suerte de matar, 1990, technique mixte sur toile, 200×203 cm © Isabelle Henricot

Dans le parcours présenté au musée Picasso, le thème de l’atelier est traité sous des formes diverses – un thème qui, avec celui des bibliothèques et des tauromachies, est un sujet de prédilection de la peinture de Barceló. Dans un des grands tableaux exposés, l’atelier est représenté à la manière d’une arène où les taureaux peints ou sculptés sont disposés en cercle autour de l’espace central laissé vide, prenant ici la place des spectateurs.

Atelier avec six taureaux, 1994, technique mixte sur toile, 235x375cm ©isabelle henricot

Atelier avec six taureaux, 1994, technique mixte sur toile, 235x375cm © Isabelle Henricot

L’exposition présente aussi des plâtres provenant de l’atelier du Marais, dans lesquels l’artiste introduit toutes sortes d’objets de récupération. Il réserve ce matériau à son atelier parisien, considérant le plâtre comme urbain, au contraire de l’argile liée à la campagne à cause de la cuisson au feu qu’implique pour lui la fabrication de la céramique, donc peu compatible avec les contraintes d’un atelier en ville.

Ensemble de plâtres, 2014-2015 © isabelle henricot

Ensemble de plâtres, 2014-2015 © Isabelle Henricot

C’est en Afrique que Barceló a commencé à travailler l’argile, se familiarisant avec cette pratique ancestrale au contact d’une femme qui lui a transmis son savoir-faire. Il cuisait alors ses céramiques dans un trou creusé à même la terre. Plus tard, il a perfectionné ses connaissances auprès d’un artisan de Majorque avant d’aller se former chez le céramiste italien Vincenzo Santoriello afin de préparer son projet monumental pour la chapelle San Pere dans la cathédrale de Palma de Majorque. Son travail sur l’argile se poursuit aujourd’hui à Majorque, où il a installé un de ses ateliers dans une ancienne briqueterie. Ce goût pour la céramique est un autre point commun avec son célèbre prédécesseur.

L’exposition rassemble un ensemble de pièces récentes illustrant ses dernières expérimentations en la matière et permettant d’apprécier la fantaisie et la créativité de l’artiste.

Ensemble de céramiques fumées, 2014-2015 © Isabelle Henricot

Ensemble de céramiques fumées, 2014-2015 © Isabelle Henricot

L’œuvre la plus marquante est sans doute le « Mur de têtes », un mur de 10 mètres de long réalisé spécialement pour l’exposition au moyen de 400 à 500 briques modelées en forme d’autoportraits grimaçants, de figures grotesques ou de formes hybrides. Comme très souvent dans le travail de Barceló, c’est la technique qui a inspiré l’œuvre et non l’inverse. C’est parce que les anciens ouvriers de la tuilerie-briqueterie où il a installé son atelier ne savaient faire que des briques et des tuiles qu’il a commencé à utiliser des briques qui se sont transformées en têtes, comme autant de « mémoires » inscrites dans les murs eux-mêmes.

Mur de têtes, 2016 © Isabelle Henricot

Mur de têtes, 2016, détail © Isabelle Henricot

Mur de têtes, 2016, détails © Isabelle Henricot

 

L’autre partie de l’exposition, située à la BnF, propose naturellement un parcours autour des estampes, qui constituent une part essentielle et méconnue du travail de Miquel Barceló.

Invité à concevoir l’agencement de l’exposition avec la commissaire Cécile Pocheau Lesteven, l’artiste a d’emblée proposé de réaliser une œuvre monumentale et éphémère dans l’allée Julien Cain, qui donne accès à l’exposition. Intitulée « Le Grand Verre de terre » – clin d’œil au « Grand Verre » de Marcel Duchamp et référence au lombric qui favorise la régénération de la terre et ainsi le cycle de la vie – cette fresque de 190 mètres de long et de 6 mètres de haut recouvre toute la surface des vitres de l’allée. Reprenant le procédé utilisé dans son atelier de Villafranca, où il avait enduit la paroi vitrée d’une fine couche d’argile – comme on le fait avec le blanc d’Espagne – pour atténuer la lumière trop forte du soleil, Barceló a badigeonné la grande verrière de la BnF avant d’y tracer avec les doigts ou à l’aide de divers outils des dessins qui laissent pénétrer la lumière et dont les reflets dansent sur le sol et les murs au gré des rayons du soleil. Assisté d’étudiants des Beaux-Arts qui ont étalé l’argile à l’éponge vitre par vitre, permettant ainsi au support de rester frais, l’artiste a réalisé en douze jours cette immense fresque animée d’un bestiaire fantastique et de figures ou de motifs empruntés à son répertoire iconographique (crucifixion, danse macabre, autoportrait, grotte…).

BnF, allée Jules Cain © Isabelle Henricot

BnF, allée Jules Cain, reflets sur le sol © Isabelle Henricot

Le Grand Verre de Terre, detail squelette suspendu

Le Grand Verre de Terre, 2016, detail visages

Le Grand Verre de Terre, detail, guerrier sur cerf

 

BnF, allée Jules Cain, Le Grand Verre de Terre, 2016, détails BnF, allée Jules Cain, Le Grand Verre de Terre, 2016, détails © Isabelle Henricot

BnF, allée Jules Cain, Le Grand Verre de Terre, 2016, détails © Isabelle Henricot

BnF, allée Jules Cain, Le Grand Verre de Terre, 2016, détails © Isabelle Henricot

L’art pariétal a eu une très grande influence sur l’œuvre de Barceló. Membre du comité qui a présidé à la reconstitution de la grotte Chauvet, il évoque avec beaucoup d’émotion sa découverte de ces peintures vieilles de 36 000 ans, « sans doute le plus grand choc esthétique de ma vie ». Dessiner avec les doigts ou avec des éclats d’os dans l’argile fraîche comme le faisaient déjà les artistes du Paléolithique trouve un écho direct dans sa manière de travailler. Il y a toujours chez lui « cette envie assez physique de gratter quand la peinture est fraîche ».

« Graver, c’est une espèce de pulsion, la même qu’à l’origine de la peinture, une pulsion très érotique. »

L’exposition de la Bnf témoigne de la grande curiosité de l’artiste pour les techniques d’impression et de sa manière très expérimentale et transgressive de les aborder. « Le mélange, le métissage, c’est très fertile […] La technique, on doit la réinventer pour qu’elle vive. »

Selon Barceló, la gravure constitue une sorte d’« encéphalogramme du geste », dont l’intérêt réside dans la mise en évidence des interventions successives de l’artiste.

Articulé autour de quatre thèmes, le parcours met d’abord en lumière sa manière si singulière d’explorer les techniques et les matériaux, Barceló ayant par exemple recours aux termites pour façonner une planche à graver – technique qu’il nomme « xylophagie » – ou réalisant des gravures en relief à l’aide d’un appareil de moulage thermoformé.

Xylophagies (2/15), 1994, bois rongé par les termites, 70x100 cm © Isabelle Henricot

Xylophagies (2/15), 1994, bois rongé par les termites, 70×100 cm © Isabelle Henricot

Le second volet aborde le thème du bestiaire et de l’animalité cher à l’artiste, à travers des portraits d’animaux, de créatures hybrides ou des autoportraits en animal.

Profil, 2014, technique mixte sur oreille d'éléphant naturalisée, 155x124 cm © Isabelle Henricot

Profil, 2014, technique mixte sur oreille d’éléphant naturalisée, 155×124 cm © Isabelle Henricot

Banderillas, 2015, aquatinte, eau-forte et pointe séche, 57,4x76,2 cm (61x65,5 cm)

Banderillas, 2015, aquatinte, eau-forte et pointe séche, 57,4×76,2 cm (61×65,5 cm)

La troisième partie est consacrée à la tauromachie, thématique sur laquelle l’artiste a beaucoup travaillé et qu’il aborde de manière très différente de Picasso. Ce n’est pas le combat entre l’homme et le taureau qui l’intéresse, mais plutôt le cercle déserté de l’arène gardant la trace du ballet qui s’y est déroulé, représentée à la manière d’un tourbillon. C’est pour Barceló l’occasion d’une réflexion sur la place de l’artiste et de l’être humain dans le monde.

Toro, toreador, 1990, lithographie avec papier report, 65x89 cm

Toro, toreador, 1990, lithographie avec papier report, 65×89 cm

 

Le parcours se termine par une section consacrée aux gens de lettres et à la littérature, avec des portraits d’écrivains gravés à la scie électrique, une série consacrée aux 120 journées de Sodome et un grand tableau représentant une bibliothèque. Grand lecteur, ami de poètes et d’écrivains, Barceló voue un amour profond pour les livres, dont il s’est nourri tout au long de sa vie.

Nerval, série 12 Lletraferits (Blessés des lettres), 2015, gravure sur bois, 75x57 cm

Nerval, série 12 Lletraferits (Blessés des lettres), 2015, gravure sur bois, 75×57 cm

L’exposition rassemble aussi quelques-uns des carnets dans lesquels il consigne depuis toujours dessins et réflexions et qui témoignent de la continuité de ses recherches.

Carnets

Carnets

Au terme du parcours, l’espace audiovisuel propose un film tourné dans l’atelier du maître verrier Jean-Dominique Fleury à Toulouse où Miquel Barceló réalisa les vitraux de la cathédrale de Palma et cinq extraits du film Los Pasos Dobles/El Cuaderno de Barro du cinéaste espagnol Isaki Lacuesta, qui a filmé la représentation à Cogoli en 2009 de « Paso Doble », un spectacle créé par Miquel Barceló et le chorégraphe Josef Nadj en 2006 au festival d’Avignon dans lequel les deux artistes se livrent à une performance extraordinaire autour d’un mur d’argile crue.

Photo de titre: Le Grand Verre de Terre, 2016, BnF, allée Jules Cain, détail © Isabelle Henricot

Miquel Barceló, « Sol y Sombra »

Musée national Picasso
Du mardi au dimanche de 9h à 18h, fermé le lundi
Jusqu’au 30 septembre

Bibliothèque nationale de France / François Mitterand
Du mardi au samedi de 10h à 19h, le dimanche de 13h à 19h, fermé le lundi et les jours fériés
Jusqu’au 28 août