Être confronté aux œuvres de Berlinde De Bruyckere est toujours une expérience saisissante, même lorsque l’on connaît son travail depuis longtemps. La forte présence de ses sculptures, associée à l’impression de vulnérabilité extrême qui s’en dégage, peut constituer un véritable choc pour le spectateur, provoquant chez certains une réaction de rejet, chez d’autres une forme de fascination, mais elle laisse rarement indifférent celui qui les regarde. On se réjouira, dès lors, qu’une exposition institutionnelle soit enfin consacrée dans la capitale belge à cette éminente figure de l’art contemporain qu’est la plasticienne flamande, dont la notoriété internationale est établie de longue date et dont le travail a fait l’objet d’expositions majeures à l’étranger ces dernières années.
L’exposition qui se tient à Bozar n’est pas une rétrospective. Elle inaugure un nouveau cycle mis en place par la direction de l’institution, ‘Conversation Pieces’, dans lequel un artiste est invité à faire dialoguer ses œuvres avec celles d’autres artistes. Intitulée ‘Khorós’, nom désignant le chœur des danseurs et chanteurs des tragédies grecques antiques, cette première exposition à plusieurs voix rassemble, autour d’une sélection d’œuvres produites par Berlinde De Bruyckere au cours des vingt-cinq dernières années, celles de quelques-uns de ses « compagnons de route » – des artistes qui l’ont inspirée ou avec lesquels elle partage une communauté de pensée et de valeurs.
Née en 1964 à Gand, où elle vit et travaille, Berlinde De Bruyckere explore depuis les années 1990 des thématiques fondées sur des questions universelles. Nourries de sources d’inspiration multiples croisant la mythologie grecque, les récits bibliques et la peinture ancienne (en particulier celle de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance) avec la poésie, la littérature et le cinéma contemporains, auxquelles s’ajoutent des images d’actualité (conflits, migrants, réfugiés…), ses œuvres interrogent la condition humaine, l’exploitation animale, la souffrance, la vie, la mort, la violence, la sexualité…
Pour réaliser ses sculptures, elle a recours à des matériaux de récupération considérés sans valeur (vieux bois, métal, peaux d’animaux, couvertures), qu’elle associe à la cire dont elle fait les moulages, matière qu’elle affectionne particulièrement pour sa grande malléabilité et son aptitude à reproduire l’apparence complexe de la peau humaine, restituée de manière extrêmement troublante dans ses œuvres – avec ses veines et ses ombres en transparence – grâce à l’usage de pigments de couleur qu’elle incorpore dans les premières couches de cire fondue.
Les sculptures de chevaux, devenues emblématiques de son travail, sont apparues autour de l’an 2000, lorsqu’invitée par le musée dédié à la Première Guerre mondiale à Ypres pour y concevoir une œuvre commémorative, elle a découvert dans les archives les photos des innombrables chevaux morts sur les champs de bataille. De ces victimes sacrifiées au profit de la violence humaine, Berlinde De Bruyckere fait des figures héroïques dont elle magnifie la beauté et la douceur. Ses sculptures de corps humains déformés, aux chairs meurtries, reflètent la brutalité du monde mais nous touchent en même temps par leur fragilité, par l’attention et le soin portés à ces corps violentés qui appellent à l’empathie.
Son œuvre est traversée par ces tensions contradictoires, et rythmée par cette dualité entre souffrance et espoir, violence et douceur, images mortifères et élan de vie. Car pour cette lectrice assidue des Métamorphoses d’Ovide, tout n’est que transformation, évolution, transfiguration. Végétaux, humains, animaux s’hybrident entre ses mains en des formes incertaines, où vie et mort s’entrelacent dans un mouvement perpétuel.
Exposé principalement en Flandre et aux Pays-Bas au cours des années 1990, le travail de Berlinde De Bruyckere acquiert à partir des années 2000 une reconnaissance internationale, faisant l’objet de nombreuses expositions en Europe. En France, l’artiste est exposée à la Maison Rouge d’Antoine de Galbert en 2005 (et à nouveau en 2014) et participe en 2013 à la mémorable exposition Les Papesses organisée par la Fondation Lambert au Palais des Papes d’Avignon. La même année, elle représente la Belgique à la 55e Biennale de Venise, et l’année suivante, une importante exposition lui est consacrée par le SMAK de Gand (Sculptures & Drawings, 2000-2014, 2014). Plus récemment, le MO.CO. de Montpellier lui a consacré une exposition d’envergure (Plunder / Ekphrasis, 2022), tandis qu’une des expositions-phares de la Biennale de Venise lui était dédiée l’an dernier à San Giorgio Maggiore (City of Refugee III, 2024).
Réparties au long d’un circuit de onze salles dans le palais des Beaux-Arts, les œuvres de la plasticienne y dialoguent avec celles d’artistes contemporains ou historiques, parfois anonymes, qui ont tenu et tiennent encore une place essentielle dans l’élaboration de son travail. La scénographie a été pensée avec soin pour constituer des ensembles d’œuvres cohérents au fil du parcours malgré les difficultés imposées par l’architecture du bâtiment construit dans les années 1920 par Victor Horta, dont les salles ne sont pas toujours adaptées à la monumentalité des œuvres de Berlinde De Bruyckere.
La première salle, qui tient lieu à la fois d’introduction et de conclusion à l’exposition, met en présence les sculptures Lost I, 2006 et Invisible Love, 2011 avec des images de films du réalisateur et écrivain Pier Paolo Pasolini. Berlinde De Bruyckere a toujours éprouvé une grande proximité d’esprit avec le travail du cinéaste, imprégné comme le sien de références à la mythologie et à la culture chrétienne, et marqué par les thèmes de la souffrance et de l’érotisme, avec une attention particulière apportée au corps comme instrument de langage. La grande sculpture Lost I, 2006 suspendue au-dessus d’une plateforme métallique à la manière d’une potence, a été créée à partir de la dépouille d’une jument morte au moment de donner naissance à son poulain, lequel avait également perdu la vie. Leurs corps ont été offerts à l’artiste par la faculté de médecine vétérinaire de l’université de Gand. Berlinde De Bruyckere a ensuite créé plusieurs autres sculptures de la même série à partir de la même origine. La sculpture en cire Invisible Love, 2011 accrochée à proximité, qui montre un corps déformé dont les jambes évoquent celles des christs en croix des tableaux flamands du XVe siècle (en particulier ceux de Rogier van der Weyden), est une parfaite expression de la violence déshumanisée mise en scène dans l’adaptation des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade par Pasolini, dont on voit des images dans les vitrines. Avec ces œuvres, la sculptrice invite à une commémoration de la souffrance et de la perte.

Berlinde De Bruyckere, Lost I, 2006, 2006 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Invisible Love, 2011, 2011 © Isabelle Henricot

Vitrine avec photos de films de Pier Paolo Pasolini
Fascinée par le travail d’une infinie délicatesse réalisé au XVIe siècle par les religieuses malinoises de l’ordre de saint Augustin dans leurs précieux « Jardins clos », ces petits retables dédiés à la dévotion personnelle dans lesquels des statuettes de la Vierge à l’enfant, parfois entourées de saints, figurent au milieu d’une extraordinaire profusion d’éléments décoratifs ou votifs représentant l’hortus conclusus du Cantique des Cantiques, ce lieu de pureté et de beauté souvent associé à la Vierge dans l’iconographie chrétienne, Berlinde De Bruyckere a commencé en 2017 la série It Almost Seemed a Lily qui fait écho à ces merveilles de minutie confectionnées au prix de longues années de travail par ces femmes cloîtrées dans leur couvent. Les œuvres produites par l’artiste gantoise se déclinent en compositions murales monumentales, en cabinets muraux aux dimensions plus modestes, ou encore sous forme de collages. On peut voir plusieurs exemples de cette série dans l’exposition, comme cette grande composition intitulée Pioenen [Pivoines], 2017-2018, dans laquelle un panneau constitué d’anciennes lames de plancher recouvertes de morceaux de papier peint aux fleurs décolorées sert de support à d’immenses fleurs en cire mêlée de lambeaux de tissu. Selon ses habitudes, Berlinde De Bruyckere a utilisé des matériaux recyclés – ici les planches et le papier peint qui forment le fond du panneau proviennent de sa propre maison située dans le centre historique de Gand, où ils ont été démontés lors des travaux de restauration réalisés lorsqu’elle s’y est installée. Pour elle, ces éléments gardent le souvenir des habitants qui se sont succédé dans la maison, ils sont imprégnés de toutes les vies qui s’y sont déroulées. Les grandes fleurs fanées qu’elle y a placées traduisent à l’échelle monumentale l’exubérance du décor fleuri des jardins clos. Elles reflètent aussi la force du désir qui animait les femmes qui ont méticuleusement assemblé ces quantités de petits objets, canalisant à travers ces œuvres de patience l’amour qui les unissait au Christ, leur époux symbolique.

Anonyme, Jardin clos avec Vierge à l’Enfant à la poire, vers 1530-1540

Berlinde De Bruyckere, Pioenen, 2017-2018, 2018 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, 2021-2023, 2023 © Isabelle Henricot
On se souvient que l’artiste, invitée à créer une installation pour le pavillon belge de la biennale de Venise en 2013, avait choisi de rendre hommage à saint Sébastien, l’un des saints les plus vénérés à Venise pour le pouvoir de protection qu’on lui attribuait lors des épidémies de peste, qui y furent nombreuses et très meurtrières. Depuis le haut Moyen Âge, l’histoire de ce centurion romain, condamné par l’empereur Dioclétien à être attaché à un poteau et criblé de flèches parce qu’il avait refusé d’abjurer sa foi chrétienne, connut une immense popularité dans toute la chrétienté du fait qu’il avait survécu à son premier supplice, et que lui fut dès lors attribué le pouvoir d’arrêter la peste qui, selon une croyance qui remontait à l’Antiquité, était déclenchée par les flèches d’un Dieu en colère. Jusqu’au XVe siècle, saint Sébastien est le plus souvent représenté dans les arts visuels par un homme âgé et barbu tenant entre les mains les instruments de son martyre. Mais à partir de la Renaissance, où la beauté du corps est privilégiée par les artistes, il est presque toujours figuré sous la forme d’un homme jeune et nu attaché à un arbre, le corps percé de flèches.
À Venise, l’œuvre conçue par Berlinde De Bruyckere (Kreupelhout / Cripplewood, 2012 – 2013) avec le support de l’écrivain sud-africain et prix Nobel de littérature J.M. Coetzee avait, dans un raccourci saisissant, pris la forme d’un arbre couché évoquant un corps martyrisé et démembré, avec ses branches coupées semblables à des membres amputés et son écorce partiellement arrachée laissant à nu sa chair fragile marquée de plaies devenues cicatrices. Constituée de moulages en cire intégrant les pigments utilisés habituellement par l’artiste pour représenter la chair humaine, la sculpture était entourée de pansements et d’étoffe teintée de rouge, rappelant le sang s’écoulant du corps du martyr, et reposait sur des coussins faits de vieux draps et d’oreillers enroulés comme des bandages autour des branches coupées. Saint Sébastien faisait ainsi corps avec l’arbre au point d’être devenu l’arbre, et l’obscurité qui régnait dans le pavillon aux murs noircis, à peine éclairés par la lumière filtrant du plafond à travers un voile noir, contribuait à rendre l’immersion dans cette installation encore plus intense. En 2022, Berlinde De Bruyckere a repris la thématique de saint Sébastien, en la transposant cette fois dans un axe vertical. C’est un arbre mort dressé au milieu d’un pré en Bourgogne qui lui a inspiré cette version exposée à Bozar, laquelle met l’accent sur la force et la résilience du saint résistant à son martyre, plutôt que sur la fragilité de son corps blessé à soigner. Moulée sur place à l’aide de silicone, l’empreinte de l’arbre a laissé dans le moule quelques fragments d’écorce qui se sont mêlés à la cire lors du moulage. Des pointes sont enfoncées dans le tronc, rappelant les flèches du martyre, et les blessures de l’arbre dont les zones écorcées évoquent la chair à vif sont recouvertes de pansements rosis par le sang.

Berlinde De Bruyckere, San Sebastian, 2019-2022, 2022 © Isabelle Henricot
Un peu plus loin, deux sculptures en couvertures de la série Courtyard Tales sont accrochées face à un « Jardin clos » malinois. Depuis ses débuts, la couverture a joué un rôle fondamental dans le travail de Berlinde De Bruyckere. Cet objet du quotidien à l’apparence anodine se révèle sur le plan symbolique plein d’ambivalence, parce qu’il touche à la fois à l’intimité, à l’idée de protection, de douceur et de réconfort, mais renvoie parallèlement aux notions de précarité, d’errance et d’exil. Dans ses premières sculptures réalisées à la fin des années 1980 – des cages métalliques à la structure rigide qui faisaient référence au pouvoir -, Berlinde De Bruyckere commença à introduire des couvertures colorées dont la douceur de la texture et la chaleur des coloris contrastaient avec la dureté et la froideur du métal, traduisant par cette métaphore la fracture de plus en plus profonde s’opérant entre une société déficiente et une portion de l’humanité fragilisée. À la fin des années 1990, la figure humaine apparut pour la première fois dans le travail de l’artiste avec les « femmes-couvertures », des représentations de femmes dont le corps nu était caché sous de grandes couvertures colorées d’où ne dépassaient que les jambes. Là aussi, la couverture – qui présentait des traces d’usure témoignant du rapport intime liant cet objet à sa propriétaire – était investie d’un double sens : si elle pouvait protéger et servir de refuge, elle était aussi un facteur d’isolement, voire même d’étouffement. La nudité des femmes renforçait l’impression de leur fragilité, les désignant comme de possibles proies. La série des ‘Courtyard Tales’ résulte quant à elle d’un long processus expérimental sur le medium, auquel s’est livrée Berlinde De Bruyckere dans la cour de son atelier. Y abandonnant des couvertures pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années, elle les a vues se transformer peu à peu sous l’effet conjugué du temps et des forces de la nature (intempéries, insectes, moisissures..). Au bout d’un certain temps, certaines d’entre elles n’étaient plus que des amas de fils, d’autres étaient complètement décolorées par la lumière, d’autres encore parsemées de taches ou de trous laissés par ceux que l’artiste nomme joliment les « travailleurs silencieux de la cour ». Les œuvres qu’elle a réalisées pour cette série sont constituées de plusieurs couches superposées de ces restes de couvertures, se fondant l’une dans l’autre autour de ce qui ressemble parfois à une masse corporelle informe cachée dans les plis de ces lambeaux de tissu. La couverture ici n’est plus en mesure d’exercer sa fonction de protection ni de réconfort, elle pointe plutôt l’inadéquation des différentes structures mises en place par la société pour soutenir les plus faibles, et son incapacité à leur venir en aide. Mais, comme toujours chez Berlinde De Bruyckere, les œuvres peuvent s’appréhender de divers points de vue, et se prêter à différents niveaux de lecture. La plasticienne évoque à leur propos la beauté que recèlent les blessures – celles que présentent ces couvertures, qui reflètent nos propres blessures – et l’importance qu’il y a à les accepter et à apprendre à vivre avec elles. Le processus de décomposition en cours dans les couvertures peut être perçu comme un rappel de notre propre finitude, mais aussi comme une étape dans un cycle de transformation et de renouvellement.

Berlinde De Bruyckere, de la série Courtyard Tales © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere,, Courtyard Tales VI, 2018, 2018 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Courtyard Tales V, 2018, 2018 © Isabelle Henricot
Lorsque le travail d’atelier lui en laisse le temps, ce qui arrive rarement, Berlinde De Bruyckere aime se plonger dans la pratique plus introspective du dessin ou des collages. L’exposition présente plusieurs exemples de ces œuvres intimistes. D’abord, un ensemble de collages inspirés de la série ‘It Almost Seemed a Lily’, réalisés entre 2019 et 2023 à partir de papiers découpés dans d’anciens carnets de broderie que l’artiste a chinés dans des brocantes en Bourgogne. Les formes assez abstraites qu’elle a découpées, faisant référence aux fleurs des Jardins clos, sont superposées et cousues à l’aide de fil d’or avant d’être encadrées dans des boîtes fermées par de petits taquets dorés.
La salle voisine accueille les œuvres de deux artistes qui comptent énormément pour Berlinde De Bruyckere : le sculpteur Peter Buggenhout, son mari, avec lequel elle partage – et a partagé – non seulement sa vie personnelle mais aussi des décennies d’échanges artistiques qui ont nourri leur pratique respective, et Patti Smith, musicienne et poétesse américaine dont les écrits ont largement inspiré la plasticienne. On entend la voix de Patti Smith lire en anglais un de ses textes, ‘The Woolgatherers’, mêlant rêveries et souvenirs d’enfance, et faisant surgir des images d’une grande poésie sur de mystérieux glaneurs de laine parcourant les champs la nuit pour ramasser quelques brins de laine afin d’avoir de quoi survivre. L’œuvre de Peter Buggenhout choisie par Berlinde De Bruyckere est une sculpture murale intitulée I am the Tablet #8 (2022) composée d’une grande tablette de marbre de Carrare de type saccharoïde – c’est-à-dire contenant des cristaux ressemblant à du sucre qui le rendent friable et poreux – sur laquelle sont répandus des déchets qui imprègnent la surface du marbre et en dénaturent l’aspect. Peter Buggenhout est connu pour ses installations et ses grandes sculptures monumentales abstraites construites à partir de déchets industriels et de matériaux de récupération, qui s’apparentent à des structures abandonnées ou à des vestiges de catastrophe.

Peter Buggenhout, I am the Tablet #8, 2022 © Isabelle Henricot
Une tablette du même marbre sert de support à une sculpture de Berlinde De Bruyckere exposée à côté : Lost V, 2021-2022 montre la dépouille d’un poulain moulé en résine et recouvert de sa propre peau, provenant de la série déjà évoquée dans la première salle, gisant abandonné sur une couverture élimée posée sur la tablette en marbre. La tête, l’encolure et les membres antérieurs de l’animal sont suspendus dans le vide comme s’il avait tenté, dans un dernier sursaut, de se relever avant d’abandonner la lutte. Cette série a été inspirée à Berlinde De Bruyckere par l’image de l’Agnus Dei peint par Francisco de Zurbaran en de nombreuses versions dans lesquelles l’agneau divin est couché sur une table en pierre, les quatre pattes attachées, attendant le sacrifice. Mais là où l’agneau de Zurbaran, en victime propitiatoire, semblait accepter sa destinée avec une certaine résignation, le poulain paraît au contraire avoir lutté jusqu’au bout, jetant ses dernières forces pour tenter de repousser la mort. Plutôt que l’apaisement, ce sont le désespoir et l’injustice qui dominent la scène, sentiments qui émanaient aussi d’une autre image à laquelle se réfère ici Berlinde De Bruyckere : la photographie montrant Alan Kurbi, ce petit garçon kurde âgé de deux ans, échoué sur une plage près de Bodrum en 2015 après le naufrage du bateau dans lequel sa famille avait tenté de fuir la Syrie.

Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2021-2022, 2022 © Isabelle Henricot
En 2020, une nouvelle figure a fait son apparition dans l’œuvre de l’artiste flamande : celle de l’ange, surgie durant la pandémie de Covid 19 en écho à l’angoisse et aux bouleversements qui déstabilisaient alors le monde entier. Métaphore des soignants qui jouèrent à cette époque un rôle de premier plan, les Arcangelosde Berlinde De Bruyckere ne sont pas de purs esprits incorporels comparables aux créatures célestes de la Bible. Le corps recouvert d’une lourde peau de vache moulée dans la cire qui laisse apparaître des jambes et des pieds très humains, l’Arcangelo III, 2023-2024 créé pour l’exposition City of Refugee III à l’abbaye de San Giorgio Maggiore à Venise en 2024, est perché sur un socle en bois récemment exhumé de fouilles archéologiques à Gand. Se tenant sur la pointe des pieds comme s’il venait d’atterrir ou s’apprêtait à s’envoler, il est suspendu entre Ciel et Terre, entre spiritualité et matérialité, oscillant entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, ceux du visible et de l’invisible. S’il s’apparente sur le plan formel aux femmes-couvertures des années 1990, il s’en distingue cependant radicalement, notamment par le fait que la peau animale qui le recouvre est constitutive de son être. Dans son dos se discerne l’amorce de ce qui pourrait devenir ou avoir été des ailes, dont cette peau est peut-être la matrice ou le vestige. Mais par le poids qu’elle semble faire peser sur lui, la peau symbolise aussi le fardeau que représente pour l’ange la charge de l’humanité, qu’il s’efforce de porter du mieux qu’il peut.

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023-2024, 2024 © Isabelle Henricot
Les vitrines de la série Need, 2024 installées dans la même salle ont été inspirées à l’artiste par le cycle de panneaux sculptés consacrés à la vie de saint Benoît, réalisés au XVIe siècle par l’artiste flamand Albert van den Brulle pour les stalles du chœur de la basilique San Giorgio Maggiore, et en particulier par le panneau dans lequel le fondateur de l’ordre des Bénédictins, qui vécut aux Ve et VIe siècles, se jette nu dans les buissons d’épines entourant la grotte où il s’est retiré, pour conjurer la tentation charnelle à laquelle le soumet le démon. Berlinde De Bruyckere a traduit cet épisode dans un ensemble de quatre vitrines murales contenant des moulages en cire de troncs d’arbres percés de clous et de membres abîmés ou à la peau écorchée, accompagnés de fragments de miroirs (Need I, II, III, IV, 2023-2024).
Conçues elles aussi pour l’exposition de San Giorgio Maggiore à laquelle elles ont donné leur nom, les deux installations City of Refugee III placées dans la salle suivante occupaient à Venise la sacristie de l’abbaye. Les moulages en cire d’arbres fracassés par la foudre, empilés en équilibre instable sur des tables de métal récupérées sur d’anciens sites industriels, évoquent à la fois un désastre écologique et une possible réparation. Le titre City of Refugee, qui est aussi celui d’une chanson de Nick Cave, renvoie aux six villes de refuge citées dans la Bible comme des lieux sanctuaires protégeant ceux qui étaient poursuivis pour des crimes dont ils étaient innocents ou qu’ils avaient commis involontairement. C’est la troisième exposition que Berlinde de Bruyckere réalise sous ce vocable désignant le lieu de l’art comme un sanctuaire protégeant des tumultes du monde.

Berlinde De Bruyckere, City of Refugee II, 2023-2024 / City of Refugee III, 2023-2024, 2024 © Isabelle Henricot
La scénographie créée par l’artiste à la Monnaie pour l’opéra Penthesilea en 2015 illustrait le récit, tiré de l’Iliade et repris par Heinrich von Kleist au XIXe siècle, de la relation passionnelle et tragique née lors de la guerre de Troie entre Penthésilée, la reine des Amazones, et le héros grec Achille, engagés dans une lutte acharnée entre amour et haine qui les précipitera vers la mort. Ce combat entre Éros et Thanatos, thématique fréquente dans l’œuvre de la plasticienne, s’incarne ici dans des sculptures cylindriques en métal aux formes phalliques rappelant les attributs de la guerre, recouvertes des moulages en cire de peaux tendres et fragiles évocatrices de la sexualité et de l’amour charnel. Cette dualité entre douceur et violence fait écho aux images que Mirjam Devriendt, photographe et proche collaboratrice de Berlinde De Bruyckere, a tournées dans un atelier de peausserie d’Anderlecht, à la suite de visites de l’artiste venue y sélectionner des peaux pour ses sculptures. La vidéo montre des dépouilles d’animaux fraîchement écorchés dans les abattoirs voisins, qui sont triées, étiquetées, recouvertes de sel pour la conservation, puis pliées et empilées sur des palettes pour être envoyées vers les tanneries. Les images soulignent le contraste poignant entre la douceur de ces peaux et la violence de l’acte qui vient de se produire, entre le soin qu’on leur apporte et les blessures qui leur ont été infligées, et mettent en évidence la proximité vertigineuse entre la vie et la mort.

Berlinde De Bruyckere, Penthesilea III, 2015-2016, 2016 / Penthesilea 2014-2015, 2015 / Penthesilea II, 2015-2016, 2016 © Isabelle Henricot

Mirjam Devriendt, Traitement des Peaux d’animaux, Anderlecht, 2015, Sequence III, 2015-2025, 2025
Les rites religieux constituent pour Berlinde De Bruyckere une précieuse source de connaissance sur les sociétés humaines et leurs cultures. Ayant elle-même reçu une éducation catholique dont elle s’est distanciée, se déclarant aujourd’hui athée, elle fut profondément frappée en découvrant, lors de ses premiers voyages en Inde, des coutumes religieuses diamétralement opposées à celles dans lesquelles elle avait grandi. Avec leur déploiement de fleurs, de couleurs et d’images, les rites liés au culte de Shiva la captivèrent, et particulièrement ceux qui associent le lingam, cet objet de forme phallique représentant le dieu Shiva et la force créatrice masculine, au yoni, socle en forme de disque figurant un organe sexuel féminin et symbolisant Shakti, l’énergie féminine divine. Ensemble, lingam et yoni désignent l’énergie divine et l’équilibre des forces créatrices. Lors des cérémonies religieuses, on y dépose des guirlandes de fleurs et on verse sur le lingam du lait ou du miel qui s’écoule dans le yoni. Ce culte rendu à la fécondité et à l’énergie vitale a inspiré à l’artiste des sculptures en forme de sexe masculin telles que Stamen [Étamine], 2017-2018 et Lingam II, 2012, ainsi qu’une série de dessins d’organes sexuels masculins et féminins destinés à illustrer la thèse de doctorat d’un de ses proches amis, le Professeur Guy Bronselaer, consacrée à l’anatomie génitale et la sensibilité sexuelle après la circoncision. Certains de ces dessins sont désignés par des noms de fruit ou de fleur, comme si les organes sexuels humains s’amalgamaient avec ceux des végétaux.

Yonis – Lingams de provenance indienne et Khmer © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Stamen, 2017-2018, 2018 / Lingam II, 2012, 2012 © Isabelle Henricot
La sculpture murale Met Tere Huid [À la peau délicate], 2022 exposée dans la salle suivante est un autre exemple de la place de premier plan qu’occupe Éros dans l’œuvre de Berlinde De Bruyckere. Constituée d’un ancien collier de cheval, élément structurel fréquemment utilisé dans les œuvres de l’artiste, et de morceaux d’étoffe partiellement moulés dans la cire et la résine, la sculpture évoque clairement un sexe féminin.

Berlinde De Bruyckere, Met tere huid, 2022, 2022 © Isabelle Henricot
Dans la même salle se tiennent deux des principaux compagnons de route de la plasticienne : le premier, Pier Paolo Pasolini, par l’intermédiaire de la sculpture que l’artiste lui a dédiée, Into One-Another I, to P.P.P., 2010-2011, exposée dans la vitrine centrale, et le second, Lucas Cranach l’Ancien, par un tableau représentant Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste. La sculpture en cire se référant à Pasolini montre deux corps sans tête imbriqués l’un dans l’autre sans qu’une véritable fusion ne semble possible. Dans l’œuvre de Pasolini, le corps apparaît comme un lieu de pulsions et de désirs conflictuels, traversé de violentes tensions entre héritage religieux et engagement politique, dans un contexte général de malaise spirituel qui caractérisait l’Italie des années 1960-70. L’absence de visage et même, le plus souvent, de tête est commune à toutes les sculptures de Berlinde De Bruyckere, répondant à sa volonté de rendre ses œuvres les plus universelles possible. Conçue à l’origine pour une exposition à la Kunsthalle de Berne en 2011, l’œuvre fait partie d’une série de trois sculptures qui y étaient placées dans des vitrines, associées au Christ de douleurs de Cranach, un thème iconographique illustrant les souffrances subies par le Christ lors de sa Passion. À Bozar, c’est le thème de la sexualité que l’artiste a voulu mettre en lien avec cette œuvre en la rapprochant de la représentation de Salomé. Selon la légende, Salomé se serait livrée lors d’un banquet donné par son beau-père Hérode Antipas, le tétrarque de Galilée marié à sa mère Hérodiade, à une danse si sensuelle que celui-ci, séduit, lui aurait promis de lui offrir ce qu’elle voulait. Salomé, poussée par sa mère, aurait réclamé à Hérode la tête de saint Jean-Baptiste qui avait jeté l’opprobre sur leur mariage – mariage considéré illicite parce qu’Hérodiade était l’épouse du frère aîné d’Hérode. Le tableau de Cranach met en évidence le contraste entre la beauté sereine et distante de la jeune fille figurée dans la partie supérieure, et la scène d’horreur présentée dans le registre inférieur, où la tête sanglante de saint Jean-Baptiste tout juste coupée par le bourreau est posée sur un plateau que Salomé s’apprête à remettre à sa mère. Lucas Cranach l’Ancien a fortement influencé l’œuvre de l’artiste flamande, non seulement par sa manière de représenter les carnations, dont elle s’est inspirée pour ses sculptures en cire, mais aussi par la façon dont il traduit dans le corps les états intérieurs. Comme chez Pasolini, on trouve dans les tableaux de Cranach ce mélange de beauté et de brutalité qui caractérise aussi l’œuvre de Berlinde De Bruyckere.

Berlinde De Bruyckere, Into One-another I, to P.P.P., 2010-2011, 2011 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Into One-another I, to P.P.P., 2010-2011, 2011 © Isabelle Henricot

Lucas Cranach l’Ancien, Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, vers 1530
Dans la dernière salle sont réunies la plus ancienne des œuvres de Berlinde De Bruyckere montrées dans l’exposition et quelques-unes de ses plus récentes. Fran Dics, 2001, une sculpture de femme à la longue chevelure en crin de cheval rabattue devant elle, témoigne des premiers essais de l’usage de la cire par l’artiste. À la différence de la technique qu’elle a mise au point depuis lors, qui consiste à superposer de très nombreuses couches de cire dans un moule en silicone en mélangeant aux quinze ou vingt premières les pigments qui vont donner à la surface de la sculpture son apparence complexe, elle a ici simplement versé sur un moule en polyester de la cire chaude qui lui donne cette apparence brute accentuant le caractère archaïque de cette figure évocatrice des Vénus primitives. À côté de celle-ci, l’artiste a choisi de présenter un ensemble de collages récents de la série It Almost Seemed a Lily, dans lesquels elle inaugure une nouvelle technique – le frottage – à l’aide de papier carbone passé sur différents matériaux (plaques de cuivre gravé, blocs de bois et dalles de pierre), dont les traces sont ensuite transférées sur des feuilles de papier blanc – un procédé hybride combinant dessin et sculpture. Les grands panneaux muraux de la récente série Plunder [Piller], 2024-2025, créés pour l’exposition, mettent en œuvre des plaques de linoleum durci par le temps qui font penser à des écorces d’arbre, associées à des morceaux de papier fatigué et de soie usée, fixés à l’aide de clous en laiton. Ces compositions abstraites rappellent des lieux vidés de leurs ressources, abandonnés, mais encore marqués par la trace de la violence et de la perte qu’ils ont subies. Le titre de la série se réfère à celui d’un recueil d’Antjie Krog, poétesse sud-africaine de culture afrikaans qui fait également partie des voix qui ont inspiré Berlinde De Bruyckere.

Berlinde De Bruyckere, Fran Dics, 2001, 2001 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Plunder, 2024-2025, 2025 © Isabelle Henricot

Berlinde De Bruyckere, Plunder III, 2024-2025, 2025 © Isabelle Henricot
La mémoire est une notion-clé dans l’œuvre de Berlinde De Bruyckere. « Je serais incapable de supporter le monde dans lequel nous vivons si je ne pouvais m’appuyer sur la mémoire et l’histoire » explique-t-elle. La répétition des tragédies comme les épidémies ou les guerres, avec toutes les conséquences qu’elles entraînent (la peur, l’exil, la mort, le deuil) est une constante de la condition humaine. Pour l’artiste, ces cycles s’inscrivent dans le processus de transformation continuelle de tout ce qui nous entoure. Aussi violentes et difficiles à regarder que peuvent parfois l’être ses œuvres, celles-ci se veulent cependant porteuses d’espoir. C’est le message que souhaite transmettre la plasticienne au spectateur, convaincue que le regard que l’on porte sur les choses permet une prise de conscience qui entraîne le changement. Se reconnecter à la fragilité et à l’impermanence de notre humanité, redonner de la valeur à des choses qui n’en ont pas ou plus est aussi selon elle le moyen de ramener la vie et la beauté là où il ne semblait y avoir que le chaos et la mort.
Berlinde De Bruyckere, Khorós
Bozar / Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein 23
1000 Bruxelles
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h
Jusqu’au 31 août 2025