Expositions, Instantanés

Au Bon Marché, « Sous le ciel  » de Leandro Erlich interroge notre perception de la réalité et bouscule nos expectatives

Après les animaux mythologiques en papier de riz d’Ai Weiwei en 2016 et les grandes barques tissées de fil blanc de Chiharu Shiota en 2017, le grand magasin parisien accueille en ce début d’année l’artiste argentin Leandro Erlich, connu pour ses œuvres aux effets d’optique qui renversent les perspectives et désorientent le spectateur. Sa Carte blanche est visible jusqu’au 18 février.

Loin des créations spectaculaires de ses prédécesseurs dont les sculptures monumentales suspendues sous les verrières se déployaient largement dans l’espace de l’atrium, l’intervention de Leandro Erlich dans le magasin se fait beaucoup plus discrète et pourrait même passer complètement inaperçue aux yeux des visiteurs peu familiers des lieux.

Ici comme dans toutes les œuvres de l’artiste, l’idée de départ s’appuie sur une situation connue ou attendue du spectateur, que le plasticien détourne de son état originel par une illusion spatiale qui déstabilise nos repères.
L’installation Swimming Pool, qu’il avait exposée à la Biennale de Venise en 2001 et qui est aujourd’hui conservée au Musée de Kanasawa au Japon, présentait ainsi l’apparence d’une piscine tout à fait ordinaire remplie d’une eau aux reflets azurés, jusqu’au moment où l’on apercevait, dans le fond du bassin, des visiteurs se promenant tranquillement, parfaitement au sec, dans l’espace aménagé sous la plaque de verre recouverte d’eau qui donnait l’illusion d’une vraie piscine.

Leandro Erlich, Swimming Pool, 1999, photo : Keizo Kioku – courtesy : 21st Century Museum of Contemporary Art, Kanazawa

Leandro Erlich, Swimming Pool, 1999, photo : Keizo Kioku – courtesy : 21st Century Museum of Contemporary Art, Kanazawa

Avec Bâtiment, créé à l’occasion de la « Nuit Blanche » en 2004 à Paris, Erlich invitait le public à investir une façade d’immeuble posée à l’horizontale face à un miroir placé à 45°, donnant aux participants l’impression de défier les lois de la gravité.

Leandro Erlich, Bâtiment, 2004, Nuit Blanche, Paris © Leandro Erlich studio

Dans l’installation Maison fond, œuvre pérenne installée sur le parvis de la Gare du Nord en 2015 à la veille de la COP21 sur le climat, Erlich évoquait, par le biais d’une construction dont les murs s’affaissent dangereusement sur le trottoir à la manière d’une glace en train de fondre, les menaces et les enjeux du réchauffement climatique.

Leandro Erlich, Maison fond, 2015, Gare du Nord, Paris © Isabelle Henricot

Invité cette fois par le Bon Marché à célébrer à sa manière le Mois du Blanc, cette tradition inaugurée en 1871 par le fondateur du magasin Isidore Boucicaut et associée depuis deux ans à une autre pratique initiée par le fondateur, celle d’inviter des artistes contemporains à exposer dans le magasin, Leandro Erlich s’est imprégné de l’architecture des lieux, se focalisant sur ses éléments emblématiques que sont la verrière et les escalators, pour créer quatre installations regroupées autour du thème du ciel de Paris.

Masquant le centre des deux grandes verrières qui couronnent l’espace central du magasin à l’aide d’écrans vidéo géants reproduisant l’image des verrières originales, l’artiste fait s’ouvrir celles-ci sur un ciel bleu ponctué de nuages gentiment poussés par le vent, dans lesquels on peut, appuyé sur les supports prévus à cet effet, s’amuser à reconnaître des formes familières en rêvant sur la transformation de ces images toujours changeantes et aussitôt évanouies. Pour Leandro Erlich, qui a vécu plusieurs années à Paris au début des années 2000, chaque ville noue avec son ciel une relation particulière, qui influence le tempérament des habitants et génère une dynamique qui lui est propre.

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, La Verrière © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, La Verrière © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, La Verrière © Isabelle Henricot

Le ciel représente aussi, dans cette métaphore du monde qu’incarnent les grands magasins, la manifestation d’un univers particulier, d’un monde en soi, qui enveloppe le visiteur dans un autre espace-temps dont les escaliers mécaniques constituent l’une des voies d’accès. D’où l’idée d’Erlich de faire de cet élément si caractéristique de l’architecture du Bon Marché que sont les rampes d’escalators en double X placées au centre du magasin le support d’une installation qui en détourne le tracé en un inextricable nœud, une sorte de labyrinthe qui transporterait les passagers dans une autre réalité ou encore les ramènerait inlassablement à leur point de départ dans un éternel présent, effaçant ainsi de la mémoire tous les repères familiers.

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Noeud mécanique © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, vidéo montrant la mise en place du Nœud mécanique sur les escalators.

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Vidéo montrant la maquette du Nœud mécanique en cours d’élaboration dans l’atelier de l’artiste.

Cette remise en cause de nos repères et de nos certitudes est précisément ce qui intéresse l’artiste argentin. Il en donne une autre démonstration avec l’installation des cabines d’ascenseurs placées dans la galerie du rez-de-chaussée. Rien ne semble au premier abord les distinguer de n’importe quelle rangée d’ascenseurs installés dans un lieu similaire, mais quand on y pénètre, on est d’abord désorienté de ne pas voir s’inscrire notre reflet dans le miroir qui fait face à l’entrée de la cabine, avant d’être plus surpris encore en voyant surgir dans celui-ci l’image d’un autre à notre place. C’est alors que l’on comprend qu’il n’y a pas de miroir mais une fenêtre ouverte sur une rangée de cabines parallèles dans laquelle quelqu’un d’autre est entré, tandis que sur les côtés c’est une infinité de reflets plus lointains qui s’offre au regard. Ce qu’Erlich cherche à exprimer, c’est que notre réalité est le résultat d’une construction mentale. Ce que nous percevons comme réel n’est que l’une des multiples facettes permettant d’envisager une situation donnée. Voir l’autre à la place de notre reflet permet de comprendre qu’on est « l’autre » pour les autres.

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Bloc d’ascenseurs © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Blocs d’ascenseurs © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Blocs d’ascenseurs © Isabelle Henricot

Pour la dernière installation, Erlich a imaginé d’enfermer dans les vitrines de la rue de Sèvres une Collection de nuages. Reprenant les formes des nuages créées pour la verrière, il les a fait graver sur des plaques de verre et les a superposées pour donner l’illusion du volume et en restituer l’aspect vaporeux et insaisissable. Ainsi ces éléments éphémères, par nature immatériels, deviennent paradoxalement tangibles, abrités dans leur écrin tels des objets précieux dans un cabinet de curiosité. Gravitant autour du grand magasin – ils constituent l’enveloppe atmosphérique de cette planète singulière. Et sans doute faut-il voir aussi dans ces représentations de l’immatérialité un clin d’œil de l’artiste vis-à-vis d’un lieu voué au culte de la consommation.

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Collection de nuages © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Collection de nuages © Isabelle Henricot

Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, Extrait de la vidéo présentée dans l’exposition.

 

« Sous le ciel », Leandro Erlich
Le Bon Marché
24 rue de Sèvres
75007 Paris
Du lundi au samedi, de 10h à 20h (le jeudi jusqu’à 20h45)
Le dimanche de 11h à 20h
Jusqu’au 18 février 2018

Photo de titre : Leandro Erlich, Sous le ciel, Le Bon Marché, 2018, La Verrière et Nœud mécanique © Isabelle Henricot