Expositions

Wolfgang Tillmans, une vision constamment renouvelée de la photographie

Au Wiels, l’exposition « Today is the first day » rassemble une sélection d’œuvres des trois dernières décennies de l’un des plus éminents représentants de la photographie contemporaine et présente ses dernières créations vidéo et musicales.

Célébré internationalement comme l’un des plus grands artistes de sa discipline, Wolfgang Tillmans, premier non britannique et premier artiste travaillant principalement avec la photographie à recevoir le Turner Prize en 2003, n’avait jamais bénéficié d’une exposition monographique en Belgique. C’est chose faite grâce au Wiels où l’exposition, fermée en mars pour cause de crise sanitaire, est à nouveau accessible et a été prolongée jusqu’au 16 août.

Œuvre inclassable que celle de Tillmans. Depuis ses premiers travaux à la fin des années 1980 jusqu’à ses productions les plus récentes, l’artiste n’a cessé d’explorer de nouvelles voies, d’ouvrir de nouveaux champs à la photographie. Qu’il aborde les genres traditionnels comme le portrait, le paysage ou la nature morte, ou qu’il crée des œuvres abstraites sans faire usage de l’appareil-photo, Tillmans invite à une observation attentive des images et interroge à travers elles nos mécanismes de perception. Se faisant le témoin du monde qui l’entoure, il s’attache à en offrir de nouveaux points de vue et propose au spectateur d’y confronter sa propre lecture.

Chacune de ses expositions est conçue comme une installation dans laquelle les images, présentées dans des formats allant de la carte postale au tirage de très grandes dimensions, sont accrochées à différentes hauteurs sans aucune hiérarchie, certaines encadrées, d’autres juste tenues par des pinces ou simplement scotchées sur le mur, l’ensemble formant des constellations dont les éléments sont connectés les uns aux autres par leur sujet, leur couleur, leur matière… Cette façon très particulière d’exposer son travail en réseau fluctuant d’images et de textes recontextualisés lors de chaque nouvelle installation, pour laquelle il opta dès le début des années 1990, est devenue la signature de Wolfgang Tillmans. « Bien que les images racontent chacune leur propre histoire, ensemble elles créent l’espace […] les plus petites peuvent être aussi importantes que les grandes » commente-t-il. « N’essayez pas de toutes les lire avec la même question. Il n’y a pas de direction linéaire de lecture ». Cette configuration particulière qui joue sur les variations, l’ambivalence, l’ouverture, permet de maintenir une forme d’incertitude, d’équilibre instable qui sont les marques de son travail. De même, ne pas encadrer les images – un parti pris adopté dès ses premiers accrochages et appliqué de manière exclusive les premières années – est pour lui une manière d’en préserver la beauté fragile, la pureté, la vulnérabilité.

Né en 1968 à Remscheid, petite ville de Rhénanie, Wolfgang Tillmans se passionne enfant pour l’astronomie et prend ses premières photos en observant au télescope le ciel nocturne. Adolescent, il découvre aux musées de Cologne et de Düsseldorf les œuvres de Richter, Polke, Rauschenberg, Warhol, liées elles aussi à la photographie. En 1986, alors qu’il étudie la peinture et le dessin, sa découverte fortuite au copy-shop de la ville de la première photocopieuse laser capable d’agrandir les images à 400 % lui fait l’effet d’une révélation. Il est immédiatement séduit par la texture de ces copies chargées de « bruit » et d’impuretés, fruits d’une technologie encore imparfaite de reproduction d’images. Ses premiers travaux consistent en agrandissements – et agrandissements d’agrandissements – de photos faites par lui ou trouvées dans des journaux, dans lesquels la trame imprimée par la machine est valorisée au point parfois de se substituer à la lisibilité de l’image. « L’exploration de la surface de l’image, de la nature même de ce qui constitue une image, a toujours exercé une grande fascination sur moi, comment d’une certaine façon c’est juste une ressemblance et jamais la chose réelle, mais aussi comment quelque chose que vous marquez sur le papier est transformé en quelque chose que vous regardez en y voyant autre chose ». Le papier devient dès lors son medium de prédilection. « J’ai toujours considéré la photocopieuse comme un appareil-photo. J’ai été complètement fasciné par la façon dont ce papier fabriqué industriellement, qui n’a pas de valeur particulière, peut se transformer en objet magnifiquement chargé, particulier et précieux grâce à la pression d’un bouton. Pour moi, cela a été un moment d’initiation et la voie qui m’a amené à la photographie ».

En 1988-89, alors qu’il effectue son service civil à Hambourg, il commence à faire des photos dans les nightclubs et les concerts qu’il fréquente avec ses amis. C’est le moment où l‘acid house émerge sur la scène musicale européenne, rassemblant toute une génération de jeunes unis par le sentiment de parler le même langage et de se trouver, avec la chute du mur de Berlin et l’espoir suscité par l’avènement d’une Europe pleine de promesses, à l’aube d’une ère nouvelle. Ces scènes nocturnes, publiées à l’époque dans le jeune magazine anglais de street style i-D, évoquent la joie de vivre, la sensualité et la liberté. Pour le jeune Tillmans, qui se reconnaît pleinement dans cette culture rave et dans les valeurs communautaires qu’elle véhicule, ces photos revêtent aussi un caractère politique. La liberté des attitudes, des gestes ou de la façon de s’habiller qu’elles mettent en évidence est une manière de revendiquer le droit à se montrer différent, à affirmer librement son identité hors du courant dominant, y compris pour lui, jeune gay ayant été confronté dès l’adolescence à la différence de regard.

En 1990, il part étudier la photographie à Bournemouth au Royaume-Uni puis s’installe à Londres en 1992, où il emménage avec ses amis d’enfance Alexandra Bircken et Lutz Hülle. À côté des photos qu’il continue de prendre dans les clubs de house music et de techno, il réalise aussi des portraits d’amis et de musiciens. Pour un numéro spécial du magazine i-D consacré à la sexualité, Tillmans produit un ensemble de photos qui deviendront iconiques dans lesquelles il met en scène le couple androgyne formé par ses amis Alex(andra) et Lutz, photographiés nus ou à peine vêtus dans des décors naturels. Les photos les plus connues de cette série, où on les voit assis dans les arbres, font penser à une version contemporaine d’Adam et Ève, assumant sans complexe leur nudité.

Wolfgang Tillmans, Alex and Lutz climbing in the trees, 1992

C’est ce groupe d’images qui vaudra dans les années suivantes à Tillmans la réputation d’être un documentariste de la jeunesse de l’époque, même si ces photos n’ont rien de réaliste et reflètent plutôt la vision idéale ou utopique de la génération ecstasy. Pour l’artiste, elles incarnent « l’expression du souhait d’être dans un corps sans peur, d’une approche ludique de la sexualité et surtout de l’égalité entre les sexes ». Alors que les distributeurs anglais d’i-D refusent cette édition jugée trop choquante du magazine, la galeriste londonienne Maureen Paley, que Tillmans a rencontrée à Hambourg en 1990, expose la série « Alex and Lutz sitting in the trees » à la Unfair, une foire d’artistes émergents à Cologne, en 1992. À partir de là, les choses s’accélèrent. En 1993, Daniel Buchholz consacre une exposition monographique à Tillmans dans sa galerie de Cologne tandis que Maureen Paley l’expose à Londres, et en 1994, la galeriste new-yorkaise Andrea Rosen organise à son tour un solo show de son travail. En 1995, les éditions Taschen lui consacrent une première monographie et la Kunsthalle de Zurich lui ouvre sa première exposition institutionnelle.  Sa carrière est lancée, les expositions et les prix vont se succéder. En 1994, il s’installe provisoirement à New York et y rencontre l’année suivante le peintre Jochen Klein qui devient son compagnon.

Depuis le début des années 1990, Tillmans explore la nature morte, en renouvelant le genre avec un sens aigu de l’observation et une présence attentive à ce qui l’entoure, comme il le fait dans ses portraits. Dans ses photos de fêtes désertées, d’objets éparpillés sur un appui de fenêtre, de vêtements posés sur un radiateur ou un poteau d’escalier, la banalité apparente de l’environnement quotidien est transcendée par le pouvoir d’évocation qui se dégage de l’image.

Wolfgang Tillmans, Sommer, 2004

Wolfgang Tillmans, Boot / Foot, 1992

Les vêtements en particulier ont toujours intéressé Tillmans, parce qu’ « ils représentent ce qui est acceptable dans une société » et « sont toujours une représentation des personnes qui les portent », endossant en cela une fonction politique. De plus, ils ont cette faculté de se transformer d’objets bidimensionnels en sculptures tridimensionnelles lorsqu’ils sont déployés sur un corps, faisant écho à la capacité de la photographie à transposer la représentation du monde tridimensionnel dans un objet en papier à deux dimensions. Cette ambivalence est au cœur des recherches de l’artiste, qui considère les photographies comme des « parallélépidèdes rectangles aplatis ». Les natures mortes de vêtements, un thème récurrent dans le travail de Tillmans qu’il développera ensuite sous le nom de ‘Faltenwurf’ (Drapé), évoquent en outre la sensualité de cette seconde peau en contact avec le corps. Des vêtements abandonnés sur le sol d’une chambre peuvent suggérer l’idée de désir et de plaisir. Ils peuvent aussi dire l’absence de celui ou celle qui les portait et n’est plus là.

Wolfgang Tillmans, Extra dry I -III, 2009

En 1996, Tillmans est de retour à Londres où Klein est venu le rejoindre. L’artiste se souvient de cette période comme « emplie d’un profond sentiment de bonheur ». En 1997, cependant, Klein tombe malade et, diagnostiqué HIV positif, meurt un mois plus tard de complications liées au virus du sida. Pour Tillmans, qui se découvre lui aussi séropositif, la perte de son ami est un choc dont il mettra plusieurs années à se relever.

La fin des années 1990 amorce le début d’une nouvelle voie dans son travail. Tillmans, qui réalise désormais lui-même ses propres tirages couleur, commence à s’intéresser aux photographies comportant des erreurs – surimpression, taches, exposition ou couleurs incorrectes… – qui auraient été éliminées spontanément dans un laboratoire extérieur. Le surgissement de l’inattendu dans le processus de développement de l’image est pour lui inhérent à la réalité de celle-ci et mérite de ce fait de l’attention. Ce glissement progressif de la photographie figurative vers une image auto-référencée n’ayant pour seule fonction que de se représenter elle-même fait suite au constat établi par l’artiste dès cette époque de la présence de plus en plus envahissante des images dans l’espace visuel. Face à ce débordement, Tillmans oppose une forme de ralentissement. Entre 2000 et 2008, il crée plusieurs séries d’images non figuratives, produites dans la chambre noire sans appareil photographique ni négatifs. Souvent comparées à des peintures abstraites, ces images restent avant tout – Tillmans insiste sur ce point – des photographies. « C’est en tant que photographies que ces images ne représentent qu’elles-mêmes et qu’elles jouent avec notre perception de la réalité », dit-il. « Le fait qu’elles soient abstraites n’est pas vraiment important pour moi. Parce que toutes les images abstraites paraissent être des images de quelque chose. Et c’est ce qui importe pour moi, qu’elles ne soient pas nécessairement juste un autre exercice d’abstraction mais aussi quelque chose en dialogue avec la photographie et l’illusion, ou la supposition, qu’une photographie peut être quelque chose. Et bien sûr, chacune d’elles est une impression et une trace de lumière qui s’est produite sur le papier […] Elles ne font rien que ne fait pas la photographie, puisqu’elles enregistrent la lumière. Elles sont de façon inhérente photographiques et ne sont pas comme la peinture ».

Wolfgang Tillmans, Blushes 3, 2000

Les séries ‘Blushes’ et ‘Freischwimmer’ sont des luminogrammes, c’est-à-dire qu’elles sont réalisées par projection directe de lumière sur le papier photosensible, sans intervention de l’appareil-photo. Le nom ‘Blushes’ fait référence aux nuances de couleur – du violet au rouge en passant par toutes les nuances de rose – semblant se dissoudre dans les images de la série, celui de ‘Freischwimmer’, qui désigne en Allemagne le premier brevet de natation obtenu par les enfants et signifie « nageur libre », évoque la fluidité des lignes dessinées par les sources de lumière sur le papier. Cette notion de fluidité est omniprésente dans l’œuvre de Tillmans, qui comprend également de nombreuses photographies figuratives illustrant l’idée de liquidité dans son acceptation littérale (océan, mer, fleuve, piscine…) ou figurée (billets de banque, lingots d’or). Si Tillmans se refuse à donner des clés d’interprétation détaillées de son travail, préférant laisser le spectateur établir ses propres repères, on peut observer que toute son œuvre est traversée de mouvements fluctuants épousant les contours incertains d’états évolutifs de matière, de substance, explorant les variations de lumière ou de perception…  Pour l’artiste, l’idée de frontière, quel qu’en soit le champ d’application, reste un concept abstrait dont les lignes sont instables et les démarcations poreuses. L’élément liquide en fait symboliquement la démonstration.

Wolfgang TIllmans, Freischwimmer 231, 2012 © Isabelle Henricot

Wolfgang TIllmans, Freischwimmer 223, 2012

Avec les séries ‘Silver’ et ‘Lighter’, Tillmans expérimente les effets générés par l’usage de produits chimiques sur le papier photographique – la technique du chimigramme. Pour créer les images ‘Silver’, il utilise un procédé essentiellement mécanique et aléatoire, consistant à passer les feuilles de papier photographique, préalablement exposées ou non à de la lumière colorée, dans une machine de développement qui n’a pas nettoyée, ou seulement partiellement. Les particules d’impuretés ou d’argent provenant des résidus chimiques laissés dans la machine se déposent alors sur la surface du papier, générant des griffures et lui donnant dans certains cas un aspect métallique, d’où le nom donné à la série. Le titre ‘Lighter’ fait allusion « à la lumière, au poids et au briquet » – trois éléments impliqués dans la fabrication de ces images sur laquelle l’artiste ne livre pas d’autres explications. Les ‘Lighter’ résultent de l’action combinée de la lumière et de substances chimiques (peut-être chauffées ?) sur le papier photosensible dans la chambre noire. Dans cette série aux couleurs brillantes, les feuilles de papier – avant ou après avoir été exposées à la lumière – sont pliées ou froissées de manière à se développer en volume ; elles sont ensuite placées dans des cadres en plexiglas, comme de petites sculptures. L’artiste poursuit ainsi sa réflexion sur l’essence même de la photographie, dont la feuille de papier ne se contente plus d’assumer le rôle de support d’image, signifiante ou illusoire, intégrant l’idée de tridimensionnalité, mais en quelque sorte le dépasse, en usant de sa capacité physique à se transformer en objet déployé dans l’espace.

Wolfgang Tillmans, Silver 152, 2013

Wolfgang Tillmans, Silver 198, 2017

Wolfgang Tillmans, Lighter 25, 27, 22, 26, 23, 2007 © Isabelle Henricot

L’intérêt de Tillmans pour les qualités physiques et sculpturales de la feuille de papier se manifeste encore dans un autre groupe d’œuvres commencé à cette époque et intitulé ‘Paper Drop’. Précisons au passage que le terme « série », utilisé par commodité pour désigner les différents ensembles d’œuvres développés par Tillmans au long de sa carrière, ne prend pas chez lui la forme habituelle d’une suite de travaux effectués dans un intervalle de temps restreint mais qu’il s’agit généralement d’un travail au long cours développé sur plusieurs années, voire dizaines d’années, autour d’une thématique qu’il continue d’enrichir au fil du temps. Dans le cas des ‘Paper Drop’, par exemple, la première image a été créée en 2001 et celle qui figure dans l’exposition au Wiels date de 2019. Réalisées cette fois avec un appareil-photo, ces images – qui représentent une feuille de papier photographique recourbée sur elle-même – oscillent entre figuration et abstraction. Tillmans joue en outre sur la nature ambivalente du papier photographique, à la fois support de l’image et sujet de cette même image, objet bidimensionnel autant que tridimensionnel. Dans ces photographies, la mise au point de la lentille est réglée sur les angles de la feuille photographiée, de sorte que seul le bord situé à l’avant-plan est net tandis que le reste de l’image est flou. La lumière qui pénètre par l’arrière de la feuille repliée crée, en se reflétant sur l’intérieur du papier, une sorte de tunnel lumineux dont le profil en forme de goutte se découpe, comme s’il était à son tour investi de tridimensionnalité. Réussir à traduire par une image d’apparence très simple une idée complexe, c’est tout l’enjeu des recherches de l’artiste.

Wolfgang Tillmans, paper drop (passage) VI, 2019

Un autre aspect important de son travail est lié à son engagement sociétal et politique. Ayant très tôt pris conscience de l’inégalité des droits humains dans le monde, Tillmans manifeste dès le début de sa carrière son intérêt et son soutien pour les minorités et les contre-cultures. Mais à partir de 2003, avec le déclenchement de la guerre en Irak sur la base d’informations falsifiées, son engagement politique prend une tournure plus active, qui le conduit à s’intéresser au phénomène de post-vérité et à développer un travail d’envergure sur les divergences de perception de la réalité, en y confrontant des études scientifiques, des textes politiques, des interviews de spécialistes, etc. Faisant apparaître que l’identité politique des individus est étroitement liée aux émotions et que la résistance émotionnelle au changement est solidement ancrée dans le cerveau, ces travaux soulignent la difficulté de remettre en question les croyances, même lorsque celles-ci sont contredites par des preuves irréfutables. Ce mécanisme, renforcé par le fonctionnement des réseaux sociaux qui diffusent les informations à l’intérieur de bulles communautaires, alimente le développement du populisme, des nationalismes et fondamentalismes de tous genres, tous ces dangers qui menacent les démocraties. Face à ce constat, Tillmans s’interroge sur son propre fonctionnement. « Je suis conscient que mon cerveau me trompe. Les yeux sont des instruments optiques. Par défaut, ils sont impartiaux. J’ai besoin de savoir ce que fait mon cerveau de ce que mes yeux voient. Qu’est-ce que je vois vraiment et qu’est-ce que je veux voir ? Et que voit le visiteur ? Que veut-il voir ? En quoi ai-je besoin de lui pour compléter l’image ? ». « Des personnes différentes voient des choses différentes dans la même image. Nous devons discuter du fait que des humains semblables et ressemblants arrivent à des conclusions tellement différentes. Pour cela nous avons besoin d’humilité. Le progrès ne peut commencer que lorsque je commence à accepter que tous les humains sont nés égaux. Lorsque je commence à observer comment j’observe. Une observation attentive, avec l’ouverture de pouvoir changer d’avis lorsque les résultats diffèrent de mes idées préconçues. Permettre l’évidence. C’est de cela que traite mon travail ».
Pro-européen convaincu, Wolfgang Tillmans, s’est fortement impliqué dans la campagne du référendum sur le Brexit en 2016, puis pour les élections européennes de 2019.
En 2017, il a créé la fondation Between Bridges – qui porte le nom de l’espace d’exposition à but non lucratif qu’il avait ouvert à Londres en 2006, puis transféré à Berlin en 2014 – dont la mission est de promouvoir « l’avancée de la démocratie, l’entente internationale, les arts, et les droits LGBT ».

Après s‘être pendant près d’une décennie consacré principalement à la photographie dite « abstraite » – réalisée dans la chambre noire sans lentille ni négatifs -, Tillmans entreprend en 2009 un voyage en Chine pour photographier une éclipse solaire totale et emmène avec lui pour la première fois un appareil numérique. Faisant suite à des années de travail en studio, ce voyage est le premier d’une série à travers plusieurs continents, dont il livrera trois ans plus tard un aperçu dans l’exposition ‘Neue Welt’ à Zurich. Ce « nouveau monde » dévoile des horizons inédits, génère de nouveaux thèmes, mais surtout révèle des images techniquement différentes, d’une acuité de détail bien plus grande, d’une variété enrichie de nuances de couleur, d’une plus grande intensité. Pour l’artiste, le passage au numérique équivaut à l’apprentissage d’un nouveau langage. « C’était un changement de pensée, de vision… […] Avec le nouvel appareil, je me suis trouvé avoir entre les mains un outil qui techniquement voit – littéralement montre – plus que ce que mon œil voit ». Tillmans qui a toujours cherché à rendre visible ce qui reste invisible dans l’évidence, dispose dès lors d’un instrument capable de faire exactement cela et même plus, parce qu’il est à même de reconnaître et d’enregistrer ce que l’œil n’a pas encore enregistré et que le cerveau n’a pas encore traité.

Wolfgang Tillmans, Today is the first day, Wiels, 2020 © Isabelle Henricot

C’est avec ces images numériques prises aux quatre coins de la planète que s’ouvre l’exposition du Wiels.
Dans la première salle, au 2e étage, on passe sans transition de la Chine à l’Irlande, du Congo aux États-Unis, de Londres à Berlin. À côté d’une extraordinaire photographie de paysage irlandais dans laquelle les éléments d’architecture cadrés à l’avant-plan miment parfaitement par leur composition et leurs couleurs le paysage naturel qui s’étend au second plan, se tient une saisissante tête de porc écorchée, captée dans un marché chinois, qui fait penser aux natures mortes hollandaises du XVIIe siècle.

Wolfgang Tillmans, Irlandreise, 2010

Wolfgang Tillmans, Pigshead, 2018

Sur le mur en retour, la photo d’un drain en construction sous une route africaine suggère par ses formes une sorte de cousinage lointain avec l’Irlande. Dans un clair-obscur caravagesque qui fait ressortir les notes de rouge, des femmes, assises autour d’une feuille de carton posée sur le sol, jouent aux cartes. Ce sont des employées de maison philippines travaillant à Hong Kong, qui se retrouvent le dimanche après-midi pour partager leurs quelques heures de liberté.

Wolfgang Tillmans, Irlandreise, 2010 / Roadworks, Cameroon, 2019 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Playing cards, Hong Kong, 2018

Wolfgang Tillmans, Playing cards, Hong Kong, 2018

Plus loin, de grands paysages liquides dialoguent le long d’un mur, le flot tumultueux des eaux brunes charriées par le fleuve Congo répondant aux mouvements gris-vert de la mer, d’où émergent le dos et la tête d’un homme tourné vers l’horizon. Entre les deux se dressent les bâtiments industriels d’une carrière de craie implantée dans la Germany Valley aux États-Unis, dont le matériau est notamment utilisé dans la fabrication du papier photographique. À l’extrémité du mur, près de la photographie de mer, une petite image montre en très gros plan la cassure produite par l’empreinte d’un pied sur la surface du sable. Aux yeux de Tillmans, qui s’intéresse particulièrement aux phénomènes de métamorphose, les grains de sable représentent le dernier état du cycle de transformation des roches. Comme le rappelle le professeur de géologie qu’il a interrogé à l’occasion de l’exposition conjointe qui s’est tenue en Irlande l’année dernière, et dont il a consigné les propos dans le catalogue, les particules de roches détachées par l’eau et le vent puis transportées par les rivières, viennent se déposer et se sédimenter au fond de l’océan où, sous la pression des plaques tectoniques, elles reformeront plus tard de nouvelles montagnes qui permettront au cycle de recommencer.

Wolfgang Tillmans, Congo night a, 2018 / Germany Valley, West Virginia, 2017 / Argonaut, 2017 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Argonaut, 2017 / Footprint, 2018

Wolfgang Tillmans, Footprint, 2018

D’autres photographies s’associent par des jeux de formes ou de couleurs. Ainsi l’immense tirage montrant un coin du jardin de l’artiste à Berlin voisine avec une œuvre de la série ‘Lighter’ dont les couleurs font écho à celles des fleurs.

Wolfgang Tillmans, Theo, 2018 / Lighter 45, 2008 / Garten, 2008 © Isabelle Henricot

Dans un grand diptyque représentant une nature morte de vêtements, les caractéristiques bi- et tri-dimensionnelles du tissu – des T-shirts bien repassés au-dessus, chiffonnés en-dessous – se conjuguent sous le titre ambigu ‘Extra dry’ qui évoque sans doute le contexte d’une fête alcoolisée. L’allusion est rendue plus claire par son association avec la petite nature morte placée à sa gauche, qui montre des œufs groupés par paires sur un appui de fenêtre. Tillmans assemble souvent dans ses natures mortes des fruits, des légumes ou d’autres aliments aux formes suggestives, expressions d’une sexualité libre et ludique mais aussi manifestes pour la liberté.

Wolfgang Tillmans, Shenzhen still life, 2018 / Extra dry I -III, 2009 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Shenzhen still life, 2018

La salle suivante (salle 3) est consacrée à une thématique chère à l’artiste, celle des communautés. Sur l’un des murs sont rassemblées des photos traitant des questions politiques qui lui tiennent à cœur, comme la défense de la paix ou des droits LGBT. La photographie d’une main levée, prise lors d’une manifestation des Black Lives Matter à New York en 2014, illustre le geste devenu symbolique parmi les manifestants de ce mouvement politique né en 2013 en réaction aux nombreux cas de violence policière exercée sur la communauté noire aux États-Unis, celui de marcher les mains levées et ouvertes pour montrer qu’ils ne portent pas d’armes. Les évènements tragiques qui ont récemment remis à l’avant-plan le mouvement des BLM ont montré que les mains ouvertes pouvaient se transformer en poings fermés. Mais le geste de cette main, au-delà de son contexte politique, est aussi celui de l’abhaya mudra du bouddhisme – qui signifie l’apaisement des querelles, la paix, l’absence de peur, la sécurité – qui fait de cette photo une image allégorique à la portée beaucoup plus large.

Wolfgang Tillmans, Black Lives Matter protest, Union Square, 2014

En face sont réunis les portraits des membres d’une communauté shaker dans laquelle Tillmans a séjourné plusieurs fois aux États-Unis dans les années 1990. On sent dans les images la bienveillance fraternelle qu’il a trouvée auprès de ces personnes, et qui semble rayonner vers l’extérieur au point d’avoir même touché l’arbre aux troncs entrelacés du jardin.

Wolfgang Tillmans, Shaker tree / communauté shaker, 1995

Wolfgang Tillmans, Shaker Rainbow, 1998

Sur un autre mur s’affiche un grand ciel nocturne peuplé de centaines d’étoiles, lointains soleils autour desquels la vie pourrait aussi exister. « Aujourd’hui on a la preuve […] que parmi les innombrables planètes de l’univers, les conditions spécifiques des caractéristiques d’une surface comparable à la Terre sont reproduites ailleurs ». Pour Tillmans qui se passionne depuis toujours pour l’astronomie, les heures passées enfant à scruter le ciel dans les moindres petits détails lui ont appris à aiguiser son regard. Un regard alerte, qui reste ouvert au doute. « Depuis [mon enfance], la question de la perception, de la capacité à faire la distinction entre rien et quelque chose, a été un point d’intérêt central. […] Dans ces captures de ciels nocturnes, j’ai ajusté le capteur de l’appareil à une vitesse tellement élevée qu’il a pu enregistrer des centaines d’étoiles en seulement une ou deux secondes. Mais en même temps, cet ajustement extrême rend difficile à dire si ce que l’on voit est une étoile ou rien du tout. Quand les capteurs ne voient rien, ils créent du bruit, et dans ces images les pixels de bruit se fondent de manière homogène avec les vraies étoiles ».

Wolfgang Tillmans, Paranal ESO, sky and ocean, 2012

Dans la petite salle qui s’ouvre à gauche (salle 2), le mur du fond a été sablé à la demande de l’artiste, laissant à nu la texture brute du béton qui répond aux teintes sourdes des images ‘Silver’ accrochées sur le mur perpendiculaire. Un subtil jeu d’échanges se crée entre l’architecture et la photographie, entre l’abstraction des images et leur matérialité, renvoyant à celle du mur – ‘concrete’ en anglais signifiant à la fois concret et béton.

Wolfgang Tillmans, Silver 152,154, 156, 157, 158, 2013 / Sandblasted wall, 2020 © Isabelle Henricot

Dans la photo de la série ‘Blushes’ accrochée face au mur sablé, des pigments de couleur rouge se diluent en trainées aqueuses, comme si on avait essuyé une tache de sang avec un linge humide, brouillant de cette façon toute la surface de l’image.

Wolfgang Tillmans, Blushes 3, 2000

Wolfgang Tillmans, Today is the first day, Wiels, salle 2 © Isabelle Henricot

Sur le dernier mur de la pièce est accrochée la seule photo faite avec une lentille. Elle représente une fenêtre – celle de l’atelier de l’artiste à Londres – dont les vitres opacifiées par la buée laissent à peine deviner la silhouette d’une branche d’arbre à l’extérieur. La fenêtre est mise en abyme par la présence des doubles vitres et de la troisième fenêtre que constitue le cadre de la photo, dans une perspective déformée par la prise de vue de 3/4. Mais en même temps, sa nature même d’ « ouverture vers l’extérieur » est remise en question par l’absence de transparence et par les deux paires de gants accrochées sur les vitres qui mettent l’accent sur la matérialité du verre, rendu visible alors que sa fonction première est d’être invisible. Tillmans démontre ici encore l’instabilité des frontières entre images figuratives et abstraites, entre matérialité et immatérialité ou abstraction, entre transparence et opacité.

Wolfgang Tillmans, Wet Room, Gloves, 2010

Dans la pièce opposée (salle 4), un ensemble de ‘Lighter’ se déploie en éclats lumineux le long du mur. Chaque œuvre est unique et encadrée dans une boîte en plexiglas adaptée à son volume. Le relief imprimé dans le papier crée des variations de lumière qui modulent les formes des images à mesure que l’on se déplace dans la pièce.
Les deux tirages en noir et blanc accrochés sur le mur opposé font partie des œuvres les plus anciennes de l’artiste, produites à l’aide d’une photocopieuse laser. L’image de droite montre le détail agrandi de la tête d’un des marins figurant sur la photo de gauche. « Dans un sens, j’ai commencé à m’intéresser à la photographie par sa déconstruction et sa destruction » explique Tillmans. « J’ai agrandi les agrandissements, et l’agrandissement de cet agrandissement, et parce que c’était très tôt dans l‘ère digitale, il y avait beaucoup de bruit, […] il y avait beaucoup de chaos dedans. C’est ce que j’ai trouvé absolument fascinant, que ce qui est supposé être une machine impassible ait en réalité une âme ».

Wolfgang Tillmans, Lighter 25, 27, 22, 26, 23, 24, 2007 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans Matrosen, a / Matrose, 1988 © Isabelle Henricot

Dans la salle suivante (salle 5) sont exposées des œuvres plus récentes, comme la grande image abstraite How likely is it that only I am right in this matter ? qui fait référence à la problématique des fake news et de la post-vérité. Tillmans l’a produite à partir d’images et de textes existants, qu’il passe au scanner CLC en déplaçant les images lors de la copie pour créer des distorsions. Les lignes de couleur aux contours décalés créées par ces manipulations évoquent la manière déformée dont nous percevons la réalité. À côté, l’image 6407-35 reprise sur la couverture du catalogue, qui rappelle les couchers de soleil de la série Sunset d’Andy Warhol, est en réalité une image abstraite produite sans appareil photo dans la chambre noire, en utilisant seulement la lumière combinée avec des caches ou des filtres de couleur. Entre ces deux grands tirages, comme un trait d’union, la petite photo d’une vague poussée vers le rivage.

Wolfgang Tillmans, 6407-35, 2007 / Waves, 2015 / How likely is it that only I am right in this matter, 2017 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Waves, 2015

En face, c’est un authentique coucher de soleil photographié par Tillmans pendant ses vacances d’adolescent à Lacanau qui est transformé en une image presque abstraite par le processus de reproduction de la photocopieuse. Il est associé ici à ‘Paper drop (passage) VI’, autre œuvre naviguant entre figuration et abstraction.

Wolfgang Tillmans, Wolfgang Tillmans, Lacanau sunset, 1987 : Paper drop (passage) VI, 2019

Wolfgang Tillmans, Kammerspiele, 2016 : Adam bleached out, 1991

La dernière salle (Salle 6) du 2e étage est dédiée au thème du portrait, auquel Tillmans s’est intéressé depuis ses débuts et qu’il n’a jamais cessé de développer. Amis, amants, musiciens, ou simples inconnus – leurs photos sont disséminés sur les murs, par petits groupes ou en images isolées, selon une disposition qui fait penser parfois à ce que l’on verrait dans une chambre d’adolescent. Et de fait, Tillmans est resté fidèle à ses amitiés de jeunesse, composant de ses plus proches amis un portrait au long cours, comme c’est le cas avec Alex et Lutz notamment.

Wolfgang Tillmans, Supermarket, 1990

Wolfgang Tillmans, Lutz & Alex, 1992

Wolfgang Tillmans, Lutz in sand dunes, 2000

Wolfgang Tillmans, Alex and Zara, 2012

Wolfgang Tillmans, Alex & Zara, 2012

Wolfgang Tillmans, Alex, Hindemithstrasse, 2012 : Outside Kaos, 2013

Wolfgang Tillmans, Alex, Hindemithstrasse, 2012 / Outside Kaos, 2013

Mais qu’il photographie des familiers ou des inconnus, le regard qu’il pose sur ses modèles est toujours ouvert et présent. « Quand j’ai commencé à faire des portraits en 1990-1991, je voulais communiquer à la fois les sentiments que j’avais pour mes contemporains et le sentiment que j’éprouvais souvent pour une personne particulière. Je voulais communiquer la complexité de la personne dans son entièreté, cette absence d’une lecture unique. Je voulais faire passer le caractère à plusieurs niveaux d’une personnalité et ses contradictions, la façon dont c’est révélé dans les vêtements, les styles, les attitudes, le mode de vie. C’est la réalité fracturée de l’identité qui me fascine » explique-t-il. « Beaucoup [de portraits] vous sont simplement donnés quand vous vous ouvrez et vous rendez vulnérable à l’échange humain qui prend place dans la situation photographique ».

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Dans ses portraits, il y a beaucoup de corps dénudés, présentés sans artifice et de manière parfois très crue. Le contrôle exercé sur le corps est un sujet central pour Tillmans. « Les médias, la publicité, les codes et injonctions de la société nous prescrivent la manière dont nous devons couvrir notre corps, et comment ce corps devrait être, mais en réalité le corps est complètement libre, et vous êtes libre de l’utiliser de la façon que vous voulez. C’est quelque chose que la photographie peut amplifier. Elle est un outil pour diffuser cela ». « Surmonter la peur du corps – et de son propre corps – et l’accepter pour ce qu’il est, est une question qui m’a beaucoup intéressée […] Bien sûr, vous pensez que votre corps est à vous. Mais à quel point est-il libre de tout contrôle ?  Que ce soit un contrôle légal ou un contrôle idéologique en termes d’esthétique du corps, de dogmes de beauté […] à quel point sommes-nous contrôlés ? ».

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Contrastant avec l’installation foisonnante du 2e étage qui englobe un éventail d’images des trente dernières années déployées dans des formats variés, les salles du 3e étage offrent une scénographie plus aérée, mettant l’accent sur des œuvres de grand format appartenant aux créations récentes de l’artiste.

Dans la première salle (salle 7), Tillmans a fait dégager les fenêtres pour permettre à la lumière naturelle de pénétrer plus largement dans la pièce. Face à l’entrée, la très grande image abstraite composée de ce qui semble être un assemblage aléatoire de points noir et blanc, est en réalité la photographie d’un écran de télévision, prise par l’artiste dans sa chambre d’hôtel à Saint-Pétersbourg en 2014, juste après l’invasion de la Crimée par la Russie. Dans le contexte de l’époque, Tillmans perçoit dans cet écran brouillé la menace d’une coupure de communication ou d’une possible censure, qui le mettent mal à l’aise. Mais avec le temps, ces images ont pris pour lui une autre signification. La photographie de cet écran analogique captée avec un appareil numérique se révèle – lorsque l’on s’en approche de près – être composée de pixels de couleur, donnant de loin l’illusion du noir et blanc. Ce changement de perception est pour lui le rappel que « les choses ne sont pas ce qu’elles donnent l’apparence d’être. Elles invitent à l’étude et l’observation attentives. Et ça, c’est quelque chose que j’aime encourager dans mon travail ou dans le monde, essayer de montrer le plaisir que procure l’observation et l’étude précises ».

Wolfgang Tillmans, Sendeschluss (End of Broadcast) I, 2014 / Pear Cut, 2019 © Isabelle Henricot

De l’autre côté de la pièce, deux tirages monumentaux de la série ‘Freischwimmer’, somptueuses évocations de l’élément liquide produites par la seule projection de lumière sur le papier photographique dans la chambre noire, se déclinent en couleurs complémentaires dont l’intensité varie avec celle de la luminosité ambiante.

Wolfgang Tillmans, Freischwimmer 231, 2012 : Freischwimmer 223, 2012 © Isabelle Henricot

La salle 8 abrite une installation de courtes séquences filmées projetée sur trois grands écrans, créée spécialement pour l’exposition. Les sujets de ces petits films ont déjà été traités par Tillmans dans des photographies de natures mortes, des photographies abstraites ou des images liées à la photocopieuse, mais il y ajoute le mouvement, filmé à partir d’un plan fixe, comme si les sujets de ses photographies avaient conquis une vie autonome. Chaque séquence est accompagnée d’une bande-son musicale qu’il a composée lui-même et sur laquelle il chante. Si la musique a toujours été étroitement liée à son univers, elle s’est depuis quelques années intégrée à sa pratique, prenant la forme d’installations  – comme ‘Lights (Body)’(2002) présentée à la Tate en 2017 – ou de performances filmées dans lesquelles l’artiste fait de son propre corps un instrument participant de l’œuvre musicale  – comme par exemple dans la vidéo justement nommée ‘Instrument’(2015).

Wolfgang Tillmans, Tag ein Trip, video, 2018 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Kitchen Sink, video, 2017 © Isabelle Henricot

Wolfgang Tillmans, Untitled (leg), video, 2017 © Isabelle Henricot

Dans la salle 9, la double projection vidéo ‘Non-Toxic Foam’ montre des images filmées au bord de la mer, dans lesquelles des amas de mousse balayés par les vagues se déplacent au gré du vent, se défaisant et se recomposant sans cesse en nouvelles agrégations que l’eau vient tour à tour reprendre ou abandonner sur le sable. La formation de cette mousse procède d’un phénomène naturel de décomposition des protéines contenues dans les algues. Lorsque l’eau de mer est agitée par le vent ou battue contre les rochers, elle forme une émulsion d’écume, il ne s’agit donc pas de pollution, comme le précise le titre de la vidéo. Tillmans a une profonde attirance pour la mer. « Il y a comme une sorte de secret dedans, une sorte d’interface entre le corps bidimensionnel et tridimensionnel, et bien sûr l’état d’agrégation – solide et liquide ». La vidéo illustre avec poésie la notion de transformation et l’exploration des états transitoires et changeants, une thématique qui traverse toute son œuvre.

Wolfgang Tillmans, Non-toxic foam (2-channel HD video), 2017 © Isabelle Henricot

Les murs de l’étroite pièce située juste derrière (salle 10) sont tapissés de grandes feuilles de papier qui sont des épreuves d’imprimerie de ses livres et catalogues sur lesquelles s’affichent des erreurs d’impression. Certaines pages présentent des superpositions d’images, d’autres sont complètement noires, d’autres encore comportent des erreurs de couleur. Dans cette série de travaux, Tillmans détourne le procédé d’impression en composant dans l’ordinateur des images superposées ou en passant plusieurs fois dans l’imprimante les mêmes feuilles de papier dont il change l’orientation. Les images créées apparaissent comme des mille-feuilles chargés de sens et d’expériences multiples. Elles expriment aussi l’idée d’obsolescence de l’image dans un monde surchargé de stimulants visuels. Sur d’autres pages, l’artiste a délibérément renversé de l’encre sur les feuilles de papier au moment de l’impression, rendant les images illisibles.

Vue de l’exposition Today is the first day, Wolfgang Tillmans, Wiels, salle 10 © Isabelle Henricot

Today is the first day, Wolfgang Tillmans, Wiels, salle 10, Philharmonie Bloch © Isabelle Henricot

Un procédé de superposition similaire est utilisé dans la série photographique ‘Philharmonie Bloch’. Les photos de cette série montrent des corps nus allongés sur un lit, auxquels se superposent des photos d’insectes, évoquant la notion de corruption de la chair et l’idée de la mort, comme on le voit dans les vanités de la peinture ancienne. Sur d’autres photos on voit des coquilles d’œufs cassés. Tillmans invoque l’idée de contamination pour décrire ces images aux couches multiples dans lesquelles différentes réalités s’enchevêtrent. Mais cette contamination de l’image renvoie naturellement à une autre forme de contamination à laquelle sont exposés ces corps d’hommes et à laquelle Tillmans a été lui-même confronté.

Wolfgang Tillmans, Phiharmonie Bloch IX, 2017

Wolfgang Tillmans, Philharmonie Bloch I, 2017

Dans l’enregistrement sonore de 9 minutes ‘I want to make a film’(2018) diffusé dans la pièce du belvédère (salle 11) qui clôture le parcours, Tillmans se livre à une réflexion sur l’invasion de la technologie qui a transformé nos vies, exprimant son souhait de consacrer un film à cette question. Paradoxalement non visuelle, cette dernière œuvre de l’exposition est une incitation à réfléchir sur notre capacité à intégrer encore des informations et à exercer notre regard dans un monde désormais saturé d’informations visuelles.

Wolfgang Tillmans, GreenTek Garage, 519, 2018

 

Wolfgang Tillmans, “Today is the first day”
Wiels, Centre d’Art Contemporain
Avenue Van Volxem 354, 1190 Bruxelles
Du mardi au dimanche, de 11h à 18h
Jusqu’au 16 août 2020

Photo de titre : Wolfgang Tillmans, Vue de l’exposition Today is the first day, Wiels, 2020 © Isabelle Henricot

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