Expositions

L’art immatériel et éphémère de Tino Sehgal investit le Palais de Tokyo

 

Parler de l’exposition de Tino Sehgal est un exercice délicat… Il ne faut pas trop en dire pour laisser à chacun la surprise de la découverte, mais expliquer néanmoins à ceux qui ne le connaissent pas en quoi consiste son travail. Et tenter de donner envie à tous d’aller se plonger dans cette aventure inédite, troublante et quotidiennement réinventée, proposée au Palais de Tokyo jusqu’au 18 décembre 2016.

Le Palais de Tokyo a donné Carte blanche à Tino Sehgal pour occuper librement les 13 000 m2 d’exposition de ses espaces, lui permettant de réaliser le plus grand projet qu’il ait jamais mis en œuvre. Pendant deux mois, les visiteurs peuvent découvrir ou redécouvrir les créations éphémères de cet artiste inclassable, qui renouvelle l’art de la performance en la démultipliant au travers d’échanges entre ses intervenants et les spectateurs, lesquels deviennent à leur tour acteurs.

Né en Grande-Bretagne en 1976 d’un père anglais d’origine indienne et d’une mère allemande, Tino Sehgal vit aujourd’hui à Berlin. Après avoir étudié l’économie politique et la danse, il commence une carrière de danseur et de chorégraphe. Au début des années 2000, il introduit dans les musées ses premières « situations construites » – une expression inspirée par les écrits de Guy Debord et les situationnistes, correspondant mieux selon lui à ses créations que le mot « performances », qui évoque la participation du seul performeur, sans relation avec le spectateur. En 2010, deux œuvres présentées au musée Guggenheim de New York contribuent à faire plus largement connaître Sehgal du public : This Progress (2006) – que l’on peut voir dans l’exposition – et The Kiss (2002), où deux protagonistes rejouent devant les visiteurs des baisers célèbres de l’histoire de l’art. Plus récemment, en 2012, il crée These Associations dans le Turbine Hall de la Tate Modern. Ses participations récurrentes à de grandes manifestations artistiques telles que la Documenta de Kassel et la Biennale de Venise – qui lui attribue le Lion d’or en 2013 – parachèvent sa consécration. L’homme reste cependant discret, fuyant les interviews et les interventions publiques.

Ce qui intéresse Sehgal, c’est valoriser l’expérience directe du spectateur. Ne voulant laisser d’autre trace que celle qui restera dans la mémoire de celui-ci, il s’oppose à toute forme de conservation matérielle de ses performances, refusant dès lors qu’elles soient photographiées ou filmées [c’est pourquoi vous ne verrez pas ici d’autre photographie que celle qui accompagne le titre de l’article]. Pour lui, c’est l’interaction entre la situation mise en scène et le public qui fait l’œuvre d’art. Cette dernière n’existe que par l’implication concrète du spectateur. Le corps humain en constitue la matière première. La danse, la parole, le chant participent à sa création. L’artiste mélange les formes, associe les disciplines, brouille les codes.

 Les visiteurs non avertis peuvent être déroutés par la forme très particulière que prend l’exposition. À l’exception des œuvres des six artistes invités par Tino Sehgal (Daniel Buren, James Coleman †, Felix Gonzáles-Torres †, Pierre Huyghe, Isabelle Lewis et Philippe Parreno), le musée ne contient aucun objet, il n’abrite que des hommes et des femmes que rien ne distingue de prime abord des visiteurs. En traversant les salles rapidement, un spectateur distrait pourrait passer à côté des œuvres de l’artiste sans les voir et aller jusqu’à s’imaginer qu’on s’est payé sa tête, un peu comme dans Les habits neufs de l’empereur d’Andersen ! La question de l’immatérialité des œuvres n’est pourtant pas nouvelle. Depuis près d’un siècle, les mouvements d’avant-garde ont cherché à échapper aux critères de classification classique de l’art en inventant de nouveaux moyens d’expression. L’art performance, né dans ce contexte, en est l’une des manifestations les plus répandues aujourd’hui. Mais si cette forme d’expression artistique s’inscrit généralement dans le marché par le biais de supports négociables tels que des photographies, des vidéos ou d’autres objets qui en conservent le souvenir, ce n’est pas le cas des œuvres de Tino Sehgal, pour lesquelles l’artiste ne produit aucun objet matériel ni même de documentation écrite. Toutes ses instructions sont données oralement et la vente de ses œuvres se fait également sans aucun document écrit, devant un notaire et des témoins.

Pour sa « carte blanche » au Palais de Tokyo, l’artiste a sélectionné 300 participants (de provenances, d’âges et de milieux sociaux différents), qui se relaient par équipe de 100 pour faire vivre ses situations tout au long de la journée. Il les a fait répéter pendant un mois, leur donnant le fil conducteur à partir duquel ils construisent librement leur partition. Aucun texte n’est écrit à l’avance, les protagonistes abordent les visiteurs par le biais de questions philosophiques, de souvenirs personnels, d’évocations poétiques… tout en restant dans le cadre mis en place par Tino Sehgal.

« Qu’est-ce qu’une énigme ? » me demande la jeune fille qui vient à ma rencontre juste derrière le grand rideau de perles de Félix Gonzalez-Torres marquant l’entrée de l’exposition. Pendant que je réfléchis, elle répète la question en esquissant un pas de danse et, après que je lui ai donné ma réponse, elle m’indique la direction à suivre.

Au-delà des grands cercles colorés de Daniel Buren installés sur le plafond du hall, This Progress se déploie sur un long parcours à travers des salle vides. Il implique des intervenants d’âge croissant – un enfant, puis un étudiant, puis un adulte et enfin une personne d’âge mûr – avec lesquels des échanges inattendus et parfois très intenses se produisent. Partant de la question « qu’est-ce que le progrès ? », la conversation prend peu à peu un ton très personnel, comme si l’on s’entretenait avec quelqu’un de proche. L’échange ne dure pourtant que quelques instants mais un sentiment d’intimité et même de complicité s’établit rapidement avec certains de mes interlocuteurs. Cette intimité –Sehgal insiste là-dessus – est cependant toujours mise en scène. Le dernier de mes interlocuteurs me conduit jusqu’au lieu où se déroule la situation suivante.

Dans These Associations, les « joueurs » – c’est ainsi que l’artiste désigne ses interprètes – se déplacent à la manière d’un essaim d’abeilles ou d’un banc de poissons, courant à travers les salles ou s’immobilisant selon des configurations variées. Des chants ou des phrases scandées viennent ponctuer l’alternance de leurs mouvements. De temps en temps, l’un d’entre eux s’écarte du groupe pour venir partager avec l’un ou l’autre des spectateurs une histoire, une réflexion, une anecdote… Fiction ou récit authentique ? On ne sait plus très bien où se situe la frontière.

Au fond d’un couloir, des sons de beatbox et de chants guident mes pas jusqu’à une salle plongée dans le noir. À tâtons, je me glisse le long du mur avec pour seul repère l’écho des voix des chanteurs se déplaçant autour de moi. Peu à peu, ma vision s’acclimate à l’obscurité et je distingue des silhouettes dansantes ou allongées sur le sol. L’absence de lumière accentue les perceptions et donne à ces voix une force extraordinaire. Une chanteuse s’approche de moi et m’ouvre ses bras, c’est un très beau moment (This Variation).

Poursuivant mon chemin dans le dédale architectural du Palais, je rejoins une ancienne salle de cinéma vidée de ses sièges (la salle 37) où se raconte l’histoire d’Ann Lee, créature de manga dont Philippe Parreno et Pierre Huyghe avaient racheté les droits en 1999 pour la laisser ensuite à la disposition d’autres artistes. Tino Sehgal l’avait déjà mise en scène lors de la première édition de Carte blanche consacrée par le Palais de Tokyo à Parreno en 2013 et l’emprunte à nouveau à son ami et complice pour cette seconde édition. Incarnée par une adolescente, Ann Lee est cette fois accompagnée d’un jeune garçon nommé Marcel (Duchamp ?) qui dialogue et danse avec elle. S’adressant en anglais aux spectateurs, elle demande si l’on pense qu’il vaut mieux être « trop occupé » ou « pas assez occupé ».

Empruntant l’escalier qui mène au niveau inférieur dans le labyrinthe de béton qui forme le soubassement du bâtiment, je trouve au bout d’un corridor une pièce aux murs blancs où plusieurs personnages sont tournés face au mur, répétant inlassablement la même phrase jusqu’à ce qu’un mot (ou seulement un son) sorte de la bouche d’un des spectateurs. Démarre alors une discussion entre les acteurs, qui s’interrompt brusquement au signal donné par l’un d’entre eux. Mais si aucun visiteur ne réagit, les acteurs finissent par s’allonger sur le sol et par s’endormir (This objective of that object).

Encore un couloir suivi au hasard et je me retrouve dans la pénombre d’une salle de projection où les images d’un combat de boxe apparaissent en flashes sur l’écran, rythmées comme les pulsations d’un cœur et accompagnées d’une voix off entrecoupée de soupirs, de râles, de gémissements… L’œuvre de James Coleman, Box (1977), confronte les images d’un match qui opposa deux boxeurs américains au cours des années 1920 (Gene Tunney/Jack Dempsey, 1927) avec une bande-son dans laquelle l’artiste transpose l’univers mental de l’un des adversaires (Gene Tunney). Percutant, dans tous les sens du terme.

De l’autre côté, dans ce coin du sous-sol qui évoque davantage une friche industrielle qu’une institution muséale, Pierre Huyghe a créé une installation in situ en résonance avec l’architecture du bâtiment, Living/Cancer/Variator (2016). Des capteurs placés dans les salles abritant This Variation et Ann Lee mesurent la température, et les niveaux d’oxygène et de bactéries présents dans l’air. Les résultats sont régulièrement enregistrés et transmis à un incubateur dans lequel sont placées des cellules cancéreuses provenant de l’Institut Curie. Le développement de celles-ci, directement affecté par le niveau d’activité enregistré dans les salles, se répercute à son tour sur l’environnement architectural qui, semblable à un corps malade, montre des signes de dysfonctionnement : canalisations percées, lumières vacillantes, mouvements erratiques du monte-charge… Tout le bâtiment semble ainsi peu à peu gagné par la maladie qui se développe au cœur de ses entrailles.

On ne sort pas de cette exposition tout à fait semblable à ce qu’on était en y entrant. Quelque chose de fort, d’indicible se passe là. La magie de Sehgal consiste à permettre à chaque visiteur de vivre une expérience unique et de laisser surgir des émotions que peu d’expositions sont capables de susciter.
Pour vous immerger complètement dans cette expérience, il vaut mieux que vous visitiez l’exposition individuellement et selon votre propre rythme. Vous profiterez alors pleinement de cette aventure et vivrez peut-être de petits miracles dont le souvenir restera présent en vous longtemps après avoir quitté le Palais de Tokyo.

Photo de titre: Tino Sehgal, These Associations © Isabelle Henricot

Carte blanche à Tino Sehgal, Palais de Tokyo, tous les jours sauf le mardi de 12h à 20h, jusqu’au 18 décembre.